Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/131

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cette liaison des idées serait entièrement inutile pour la société, mais elle serait encore fort déréglée et fort imparfaite.

Premièrement, parce que les idées ne se lient fortement avec les traces que lorsque les esprits étant agités, ils rendent ces traces profondes et durables ; De sorte que les esprits n’étant agités que par les passions, si les hommes n’en avaient aucune pour communiquer leurs sentiments et pour entrer dans ceux des autres, il est évident que la liaison exacte de leurs idées à certaines traces serait bien faible ; puisqu’ils ne s’assujettissent à ces liaisons exactes et régulières que pour se communiquer leurs pensées.

Secondement, la répétition de la rencontre des mêmes idées avec les mêmes traces étant nécessaire pour former une liaison qui se puisse conserver long-temps, puisqu’une première rencontre, si elle n’est accompagnée d’un mouvement violent d’esprits animaux, ne peut faire de fortes liaisons, il est clair que si les hommes ne voulaient pas convenir, ce serait le plus grand hasard du monde s’il arrivait de ces rencontres des mêmes idées et des mêmes traces. Ainsi la volonté des hommes est nécessaire pour régler la liaison des mêmes idées avec les mêmes traces, quoique cette volonté de convenir ne soit pas tant un effet de leur choix et de leur raison qu’une impression de l’auteur de la nature qui nous a tous faits les uns pour les autres, et avec une inclination très-forte à nous unir par l’esprit autant que nous le sommes par le corps.

La troisième cause de la liaison des idées avec les traces, c’est la nature ou la volonté constante et immuable du Créateur. Il y a, par exemple, une liaison naturelle, et qui ne dépend point de notre volonté, entre les traces que produisent un arbre ou une montagne que nous voyons, et les idées d’arbres ou de montagnes ; entre les traces que produisent dans notre cerveau le cri d’un homme, ou d’un animal qui souffre, et que nous entendons se plaindre, l’air du visage d’un homme qui nous menace ou qui nous craint, et les idées de douleur, de force, de faiblesse, et même entre les sentiments de compassion, de crainte et de courage qui se produisent en nous.

Ces liaisons naturelles sont les plus fortes de toutes ; elles sont semblables généralement dans tous les hommes, et elles sont absolument nécessaires à la conservation de la vie. C’est pourquoi elles ne dépendent point de notre volonté : car si la liaison des idées avec les sons et certains caractères est faible et fort différente dans différents pays, c’est qu’elle dépend de la volonté faible et changeante des hommes ; et la raison pour laquelle elle en dépend, c’est parce que cette liaison n’est point absolument nécessaire pour