Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/141

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voisins. Il y a des liens invisibles qui nous attachent bien plus étroitement aux hommes qu’aux bêtes, à nos parents et à nos amis qu’à des étrangers, à ceux de qui nous dépendons pour la conservation de notre être qu’à ceux de qui nous ne craignons et n’espérons rien.

Ce qu’il y a principalement à remarquer dans cette union naturelle qui est entre nous et les autres hommes, c’est qu’elle est d’autant plus grande, que nous avons davantage besoin d’eux. Les parents et les amis sont unis étroitement les uns aux autres : on peut dire que leurs douleurs et leurs misères sont communes, aussi bien que leurs plaisirs et leur félicité ; car toutes les passions et tous les sentiments de nos amis se communiquent à nous par l’impression de leur manière, et par l’aír de leur visage. Mais parce qu’absolument nous pouvons vivre sans eux, l’union naturelle qui est entre eux et nous n’est pas la plus grande qui puisse ètre.

I. Les enfants dans le sein de leurs mères, le corps desquels n’est point encore entièrement formé, et qui sont par eux-mêmes dans un état de faiblesse et de disette la plus grande qui se puisse concevoir, doivent aussi être unis avec leurs mères de la manière la plus étroite qui se puisse imaginer. Et quoique leur âme soit séparée de celle de leur mère, leur corps n’étant point détaché du sien, on doit penser qu’ils ont les mêmes sentiments et les mêmes passions, en un mot toutes les mêmes pensées qui s’excitent dans l’âme à l’occasion des mouvements qui se produisent dans le corps.

Ainsi les enfants voient ce que leurs mères voient, ils entendent les mêmes cris, ils reçoivent les mêmes impressions des objets, et ils sont agités des mêmes passions. Car puisque l’air du visage d’un homme passionné pénètre ceux qui le regardent, et imprime naturellement en eux une passion semblable à celle qui l’agite, quoique l’union de cet homme avec ceux qui le considèrent ne soit pas fort grande : on à ce me semble raison de penser que les mères sont capables d’imprimer dans leurs enfants tous les mêmes sentiments dont elles sont touchées, et toutes les mêmes passions dont elles sont agitées. Car enfin le corps de l’enfant ne fait qu’un même corps avec celui de la mère, le sang et les esprits sont communs à l’un et à l’autre : les sentiments et les passions sont des suites naturelles des mouvements des esprits et du sang, et ces mouvements se communiquent nécessairement de la mère à l’enfant. Donc les passions et les sentiments et généralement toutes les pensées dont le corps est l’occasion sont communes à la mère et à l’enfant.

Ces choses me paraissent incontestables pour plusieurs raisons.