Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/186

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Mais le dessein de la plupart des commentateurs n’est pas d’éclaircir leurs auteurs et de chercher la vérité ; c’est de faire montre de leur érudition et de défendre aveuglément les défauts mêmes de ceux qu’ils commentent. Ils ne parlent pas tant pour se faire entendre ni pour faire entendre leur auteur, que pour le faire admirer et pour se faire admirer eux-mêmes avec lui. Si celui dont nous parlons n’avait rempli son livre de passages grecs, de plusieurs noms d’auteurs peu connus, et de semblables remarques, assez inutiles pour entendre des notions communes, des définitions de nom et des demandes de géométrie, qui aurait lu son livre ? qui l’aurait admiré ? et qui aurait donné à son auteur la qualité de savant homme et d’homme d’esprit ?

Je ne crois pas que l’on puisse douter, après ce que l’on a dit, que la lecture indiscrète des auteurs ne préoccupe souvent l’esprit. Or, aussitôt qu’un esprit est préoccupé, il n’a plus tout à fait ce qu’on appelle le sens commun ; il ne peut plus juger sainement de tout ce qui a quelque rapport au sujet de sa préoccupation ; il en infecte tout ce qu’il pense ; il ne peut même guère s’appliquer à des sujets entièrement éloignés de ceux dont il est préoccupé. Ainsi, un homme entêté d’Aristote, ne peut goûter qu’Aristote ; il veut juger de tout par rapport à Aristote ; ce qui est contraire à ce philosophe lui paraîtra faux ; il aura toujours quelque passage d’Aristote à la bouche ; il le citera en toutes sortes d’occasions et pour toutes sortes de sujets : pour prouver des choses obscures et que personne ne conçoit ; pour prouver aussi des choses très-évidentes et desquelles des enfants mêmes ne pourraient pas douter ; parce qu’Aristote lui est ce que la raison et l’évidence sont aux autres.

De même, si un homme est entêté d’Euclide et de géométrie, il voudra rapporter à des lignes et à des propositions de son auteur tout ce que vous lui direz. Il ne vous parlera que par rapport à sa science : le tout ne sera plus grand que sa partie, que parce qu’Euclide l’a dit ; et il n’aura point de honte de le citer pour le prouver, comme je l’ai remarqué quelquefois. Mais cela est encore bien plus ordinaire à ceux qui suivent d’autres auteurs que ceux de géométrie, et on trouve très-fréquemment dans leurs livres de grands passages grecs, hébreux, arabes, pour prouver des choses qui sont dans la dernière évidence.

Tout cela leur arrive à cause que les traces que les objets de leur préoccupation ont imprimées dans les fibres de leur cerveau sont si profondes qu’elles demeurent toujours entr’ouvertes, et que les esprits animaux, y passant continuellement, les entretiennent toujours sans leur permettre de se fermer ; de sorte que, l’âme étant