Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/198

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besoin les uns des autres, et qu’ils sont faits pour composer ensemble plusieurs corps dont toutes les parties aient entre elles une mutuelle correspondance. C’est pour entretenir cette union, que Dieu leur a commandé d’avoir de la charité les uns pour les autres. Mais parce que l’amour-propre pouvait peu à peu éteindre la charité et rompre ainsi le nœud de la société civile, il a été à propos pour la conserver que Dieu unît encore les hommes par des liens naturels qui subsistassent au défaut de la charité et qui intéressassent l’amour-propre.

I. Ces liens naturels, qui nous sont communs avec les bêtes, consistent dans une certaine disposition du cerveau qu’ont tous les hommes, pour imiter quelques-uns de ceux avec lesquels ils conversent, pour former les mêmes jugements qu’ils font et pour entrer dans les mêmes passions dont ils sont agites. Et cette disposition lie d’ordinaire les hommes les uns avec les autres beaucoup plus étroitement qu’une charité fondée sur la raison, laquelle charité est assez rare.-

Lorsqu’un homme n’a pas cette disposition du cerveau pour entrer dans nos sentiments et dans nos passions, il est incapable par sa nature de se lier avec nous, et de faire un même corps, il ressemble à ces pierres irrégulières, qui ne peuvent trouver leur place dans un bâtiment, parce qu’on ne les peut joindre avec les autres.

Oderunt hilarem tristes, tristemque jocosi,
Sedatum celeres, agilem guavumque remissi.

Il faut plus de vertu qu’on ne pense pour ne pas rompre avec ceux qui n’ont point d’égard à nos passions et qui ont des sentiments contraires aux nôtres. Et ce n’est pas tout à fait sans raison ; car lorsqu’un homme a sujet d’être dans la tristesse ou dans la joie, c’est lui insulter en quelque manière que de ne pas entrer dans ses sentiments. S’il est triste on ne doit pas se présenter devant lui avec un air gai et enjoué qui marque de la joie et qui en imprime les mouvements avec effort dans son imagination ; parce que c’est le vouloir ôter de l’état qui lui est le plus convenable et le plus agréable ; la tristesse même étant la plus agréable de toutes les passions à un homme qui souffre quelque misère.

II. Tous les hommes ont donc une certaine disposition de cerveau, qui les porte naturellement à se composer de la même manière que quelques-uns de ceux avec qui ils vivent. Or cette disposition à deux causes principales qui l’entretiennent et qui l’augmentent. L’une est dans l’àme et l’autre dans le corps. La première consiste principalement dans l’inclination qu’ont tous les hommes