Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quoique les livres des auteurs que je viens de nommer soient très-propres pour faire remarquer la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, et que je les propose pour exemple, je ne prétends pas toutefois les condamner en toutes choses. Je ne puis pas nfempècher d’avoir de l’estime pour certaines beautés qui s’y rencontrent, et de la déférence pour l’approbation universelle qu’ils ont eue pendant plusieurs siècles[1]. Je proteste enfin que j’ai beaucoup de respect pour quelques ouvrages de Tertullien, principalement pour son Apologie contre les Gentils, et pour son livre des Prescriptions contre les hérétiques, et pour quelques endroits des livres de Sénèque, quoique je n’aie pas beaucoup d’estime pour tout le livre de Montaigne.

II. Tertullien était à la vérité un homme d’une profonde érudition, mais il avait plus de mémoire que de jugement, plus de pénétration et plus d’étendue dïmagination, que de pénétration et d’étendue d’esprit. On ne peut douter enfin qu’il ne fût visionnaire dans le sens que j’ai expliqué auparavant, et qu’il n’eût presque toutes les qualités que j’ai attribuées aux esprits visionnaires. Le respect qu’il eut pour les visions de Montanus et pour ses prophétesses, est une preuve incontestable de la faiblesse de son jugement. Ce feu, ces emportements, ces enthousiasmes sur de petits sujets marquent sensiblement le dérèglement de son imagination. Combien de mouvements irréguliers dans ses hyperboles et dans ses figures ! combien de raisons, pompeuses et magnifiques, qui ne prouvent que par leur éclat sensible, et qui ne persuadent qu’en étourdissant et qu’en éblouissant l’esprit !

A quoi sert, par exemple, à cet auteur, qui veut se justifier d’avoir pris le manteau de philosophe au lieu de la robe ordinaire, de dire que ce manteau avait autrefois été en usage dans la ville de Carthage ? Est-il permis présentement de prendre la toque et la fraise, à cause que nos pères s’en sont servis ? Et les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des chaperons, si ce n’est, au carnaval, lorsqu’elles veulent se déguiser pour aller en masque ?

Que peut-il conclure de ces descriptions pompeuses et magnifiques des changements qui arrivent dans le monde, et que peuvent elles contribuer à sa justification ? La lune est différente dans ses phases, l’année dans ses saisons, les campagnes changent de face l’hiver et l’été ; il arrive des débordements d’eaux qui noient des provinces entières, et des tremblements de terre qui les engloutissent ; on a bâti de nouvelles villes ; on a établi de nouvelles colonies ; on a vu des inondations de peuples qui ont ravagé des pays en-

  1. Voy. les Éclaircissements.