Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/215

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Il n’y a point de murailles et de tours dans les plus fortes places que les béliers et les autres machines ne fassent trembler et ne renversent avec le temps, mais il n’y a point de machines assez puissantes pour ébranler l’esprit de son sage. Ne lui comparez pas les murs de Babylone, qu’Alexandre a forcés ; ni ceux de Carthage et de Numance, qu’un même bras a renversés ; ni enfin le Capitole et la citadelle, qui gardent encore a présent des marques que les ennemis s’en sont rendus les maîtres. Les flèches que l’on tire contre le soleil ne montent pas jusqu'à lui. Les sacrilèges que l’on commet lorsque l’on renverse les temples et qu’on en brise les images ne nuisent pas à la divinité. Les dieux mêmes peuvent être accablés sous les ruines de leurs temples, mais son sage n’en sera pas accablé : ou plutôt, s’il en est accablé, il n'est pas possible qu’il en soit blessé.

Mais ne croyez pas, dit Sénèque, que ce sage que je vous dépeins ne se trouve nulle part. Ce n’est pas une fiction pour élever sottement l’esprit de l’homme. Ce n’est pas une grande idée sans réalité et sans vérité ; peut-être même que Caton passe cette idée.

Mais il me semble, continue-t-il, que je vois que votre esprit s'agite et s’échauffe. Vous voulez dire peut-être que c’est se rendre méprisable que de promettre des choses qu’on ne peut ni croire ni espérer, et que les stoïciens ne font que changer le nom des choses afin de dire les mêmes vérités d’une manière plus grande et plus magnifique. Mais vous vous trompez ; je ne prétends pas élever le sage par ces paroles magnifiques et spécieuses, je prétends seulement qu’il est dans un lieu inaccessible et dans lequel on ne peut le blesser.

Voilà jusqu’où l'imagination vigoureuse de Sénèque emporte sa faible raison. Mais se peut-il faire que des hommes qui sentent continuellement leurs miseres et leurs faiblesses puissent tomber dans des sentiments si liers et si vains ? Un homme raisonnable peut-il jamais se persuader que sa douleur ne le touche et ne le blesse pas ? et Caton, tout sage et tout fort qu’il était, pouvait-il souffrir sans quelque inquiétude ou au moins sans quelque distraction, je ne dis pas les injures atroces d’un peuple enragé qui le traîne, qui le dépouille et qui le maltraite de coups, mais les piqùres d’une simple mouche ? Qu’y a-t-il de plus faible contre des preuves aussi fortes et aussi convaincantes que sont celles de notre propre expérience, que cette belle raison de Sénèque, laquelle est cependant une de ses principales preuves ?

Celui qui blesse, dit-il, doit être plus fort que celui qui est blesse. Le vice n’est pas plus fort que la vertu, donc le sage ne peut