Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/218

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vertu les rend indépendants et égaux à Dieu soient véritablement visionnaires. La raison en est que, pour être estimé fou, il ne suffit pas d’avoir de folles pensées, il faut, outre cela, que les autres hommes prennent les pensées que l’on a pour des visions et pour des folies. Car les fous ne passent pas pour ce qu’ils sont parmi les fous qui leur ressemblent, mais seulement parmi les hommes raisonnables, de même que les sages ne passent pas pour ce qu’ils sont parmi des fous. Les hommes reconnaissent donc pour fous ceux qui s’imaginent être devenus coqs ou rois, parce que tous les hommes ont raison de ne pas croire qu’on puisse si facilement devenir coq ou roi. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes croient pouvoir devenir comme des dieux ; ils l’ont cru de tout temps et peut-être plus qu’ils ne le croient aujourd’hui. La vanité leur a toujours rendu cette pensée assez vraisemblable. Ils la tiennent de leurs premiers parents ; car sans doute nos premiers parents étaient dans ce sentiment lorsqu’ils obéirent au démon qui les tenta par la promesse qu’il leur fit qu’ils deviendraient semblables à Dieu : Eritis sicut dii. Les intelligences même les plus pures et les plus éclairées ont été si fort aveuglées par leur propre orgueil qu’ils ont cru pouvoir devenir indépendants et qu’ils ont même formé le dessein de monter sur le trône de Dieu. Ainsi il ne faut point s’étonner si les hommes qui n’ont ni la pureté ni la lumière des anges s’abandonnent aux mouvements de leur vanité qui les aveugle et qui les séduit.

Si la tentation pour la grandeur et l’indépendance est la plus forte de toutes, c’est qu’elle nous paraît, comme à nos premiers parents, assez conforme à notre raison aussi bien qu’à notre inclination, à cause que nous ne sentons pas toujours toute notre dépendance. Si le serpent eût menacé nos premiers parents en leur disant : Si vous mangez du fruit dont Dieu vous a défendu de manger, vous serez transformés, vous en coq et vous en poule, ou ne craint point d’assurer qu’ils se fussent raillés d’une tentation si grossière ; car nous nous en raillerions nous-mêmes. Mais le démon, jugeant des autres par lui-même, savait bien que le désir de l’indépendance était le faible par où il les fallait prendre.

La seconde raison qui fait qu’on regarde comme fous ceux qui assurent qu’ils sont devenus coqs ou rois, et qu’on n’a pas la même pensée de ceux qui assurent que personne ne les peut blesser parce qu’ils sont au-dessus de la douleur ; c’est qu’il est visible que les hypocondriaques se trompent, et qu’il ne faut qu’ouvrir les yeux pour avoir des preuves sensibles de leur égarement. Mais lorsque Caton assure que ceux qui l’ont frappé ne l’ont point blessé, et