Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/227

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découvre guère que les défauts dont on fait gloire dans le monde à cause de la corruption du siècle ; qu’il s’attribue volontiers ceux qui peuvent le faire passer pour esprit fort ou lui donner l’air cavalier ; et afin que par cette franchise simulée de la confession de ses désordres on le croie plus volontiers lorsqu’il parle à son avantage. Il a raison de dire que se priser et se mépriser naissent souvent de pareil air d’arrogance[1]. C’est toujours une marque certaine que l’on est plein de soi-même ; et Montaigne me parait encore plus fier et plus vain quand il se blâme que lorsqu’il se loue, parce que c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses défauts au lieu de s’en humilier. J’aime mieux un homme qui cache ses crimes avec honte qu’un autre qui les publie avec effronterie. et il me semble qu’on doit avoir quelque horreur de la manière cavalière et peu chrétienne dont Montaigne représente ses défauts. Mais examinons les autres qualités de son esprit.

Si nous croyons Montaigne sur sa parole, nous nous persuaderons que c’était un homme de nulle rétention ; qu’il n’avait point de gardoire ; que la mémoire lui manquait du tout[2], mais qu’il ne manquait pas de sens et de jugement. Cependant si nous en croyons le portrait même qu’il a fait de son esprit, je veux dire son propre livre, nous ne serons pas tout à fait de son sentiment. Je ne sçauroís recevoir une charge sans tablettes, dit-il, et quand j'ai un propos á tenir, s’il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d’apprendre par cœur mot á mot ce que j’ai à dire ; autrement je n’auroís ni façon ni assurance, étant en crainte que ma mémoire me vint faire un mauvais tour[3]. Un homme qui peut bien apprendre mot à mot des discours de longue haleine. pour avoir quelque façon et quelque assurance, manque-t-il plutôt de mémoire que de jugement ? Et peut-on croire Montaigne, lorsqu’il dit de lui : Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges, ou de leurs pays. Car il m’est très-mal aisé de retenir des noms : et si je durois à vivre long-temps je ne croi pas que je n'oubliasse mon nom propre[4]. Un simple gentilhomme, qui peut retenir par cœur et mot à mot avec assurance des discours de longue haleine, a-t-il un si grand nombre d’officiers qu’il n’en puisse retenir les noms ? Un homme qui est né et nourri aux champs, et parmi le labourage, qui a des affaires et un ménage en mains, et qui dit que de mettre à non chaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre nos mains, ce qui regarde de plus près l’usage de la vie, c’est chose bien éloignée de son dogme[5], peut-il oublier les nom

  1. Liv. 3, ch. 13.
  2. Liv. 2, ch. 10.
  3. Liv. 1, ch. 24.
  4. Liv. 2, ch. 17.
  5. Liv. 12, ch. 17.