Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/242

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que la lumière, les couleurs, les odeurs et les autres sensations sont des modifications tout à fait différentes des jugements.

Mais choisissons des sensations plus vives et qui appliquent davantage l’esprit. Examinons ce que ces personnes disent de la douleur ou du plaisir. Ils veulent, après plusieurs auteurs très-considérables[1], que ces sentiments ne soient que des suites de la faculté que nous avons de connaître et de vouloir, et que la douleur, par exemple, ne soit que le chagrin, l’opposition et l’éloignement qu’a la volonté pour les choses qu’elle connait être nuisibles au corps qu’elle anime. Maisilme paraît évident que c’est confondre la douleur avec la tristesse, et que tant s’en faut que la douleur soit une suite de la connaissance de l’esprit et de l’action de la volonté. qu’au contraire elle précède l’une et l’autre.

Par exemple, si l’on mettait un charbon ardent dans la main d’un homme qui dort ou qui se chauffe les mains derrière le dos, je ne crois pas qu’on puisse dire avec quelque vraisemblance que cet homme connaîtrait d’abord qu’il se passerait dans sa main quelques mouvements contraires à la bonne constitution de son corps ; qu’en suite sa volonté s’y opposerait, et que sa douleur serait une suite de cette connaissance de son esprit et de cette opposition de sa volonté. Il me semble au contraire qu’il est indubitable que la première chose que cet homme apercevrait lorsque le charbon lui toucherait la main, serait la douleur, et que cette connaissance de l’esprit et cette opposition de la volonté ne sont que des suites de la douleur, quoiqu’elles soient véritablement la cause de la tristesse qui suivrait de la douleur.

Mais il y a bien de la différence entre cette douleur et la tristesse qu’elle produit. La douleur est la première chose que l’âme sente ; elle n’est précédée d’aucune connaissance. et elle ne peut jamais ètre agréable par elle-même. Au contraire, la tristesse est la dernière chose que l’âme sente ; elle est toujours précédée de quelque connaissance, et elle est toujours très-agréable par elle-même. Œla paraît assez par le plaisir qui accompagne la tristesse dont on est touché aux funestes représentations des théâtres, car ce plaisir augmente avec la tristesse ; mais le plaisir ni augmente jamais avec la douleur. Les comédiens, qui étudient l’art de plaire, savent bien qu’il ne faut point ensanglanter le théâtre, parce que la vue d’un meurtre, quoique feint, serait trop terrible pour être agréable. Mais ils n’appréhendent jamais de toucher les assistants d’une trop grande tristesse, parce qu’en effet la tristesse est toujours agréable lorsqu’il y a sujet d’en être touché. Il y a donc une différence essen-

  1. S. Aug. liv. 6, De Musica. Descartes, dans son Homme, etc.