Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/260

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tends ici autre chose que ce qui est l’objet immédiat, ou le plus proche de l’esprit quand il aperçoit quelque objet.

Il faut bien remarquer qu’afin que l’esprit aperçoive quelque objet, il est absolument nécessaire que l’idée de cet objet lui soit actuellement présente, il n’est pas possible d’en douter ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait au dehors quelque chose de semblable à cette idée, car il arrive très-souvent que l’on aperçoit des choses qui ne sont point, et qui même n’ont jamais été. Ainsi l’on a souvent dans l’esprit des idées réelles de choses qui ne furent jamais. Lorsqu’un homme, par exemple, imagine une montagne d’or, il est absolument nécessaire que l’idée de cette montagne soit réellement présente à son esprit. Lorsqu’un fou ou un homme qui a la fiévre chaude ou qui dort, voit devant ses yeux quelque animal, il est constant que l’idée de cet animal existe véritablement ; mais cette montagne d’or et cet animal ne furent jamais.

Cependant les hommes étant comme naturellement portés à croire qu’il n’y a que les objets corporels qui existent, ils jugent de la réalité et de l’existence des choses tout autrement qu’ils devraient ; car qu’ils sentent un objet, ils veulent qu’il soit très-certain que cet objet existe, quoiqu’il arrive souvent qu’il n’y ait rien au dehors. Ils veulent, outre cela, que cet objet soit tout de même comme ils le voient, ce qui n’arrive jamais. Mais pour l’idée qui existe nécessairement et qui ne peut être autre qu’on la voit, ils jugent d’ordinaire sans réflexion que ce n’est rien ; comme si les idées n’avaient pas un fort grand nombre de propriétés, comme si l’idée d’un carré, par exemple, n’était pas bien différente de celle de quelque nombre et ne représentait pas des choses tout à fait différentes : ce qui ne peut jamais arriver au néant, puisque le néant n’a aucune propriété. Il est donc indubitable que les idées ont une existence très-réelle. Mais examinons quelle est leur nature et leur essence, et voyons ce qui peut être dans l’âme capable de lui représenter toutes choses.

Toutes les choses que l’âme aperçoit sont de deux sortes : ou elles sont dans l’âme, ou elles sont hors de l’âme. Celles qui sont dans l’âme sont ses propres pensées, c’est-à-dire toutes ses différentes modifications ; car par ces mots, pensée, manière de penser, ou modification de l'âme, j’entends généralement toutes les choses qui ne peuvent être dans l’âme sans qu’elle les aperçoive parle sentiment intérieur qu’elle a d’elle-même : comme sont ses propres sensations, ses imaginations, ses pures intellectíons, ou simplement ses wnceptions, ses passions mêmes et ses inclinations naturelles. Or, notre âme n’a pas besoin d’idées pour apercevoir toutes ces choses