Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/376

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Il est donc clair que l’âme, que ses modalités, que rien de fini ne peut représenter l’infini, qu’on ne peut voir l’infini qu’en lui-même et que par l’efficace de sa substance ; que l’infini n’a point et ne peut avoir d’archétype, ou d’idée distinguée de lui, qui le représente, et qu’ainsi si l’on pense à l’infini il faut qu’il soit. Mais certainement on y pense ; on en a, je ne dis pas une compréhension, ou une perception qui le mesure et qui l’embrasse ; mais on en a quelque perception, c’est-à-dire une perception infiniment petite, comparée à une compréhension parfaite ; car on doit bien prendre garde qu’il ne faut pas plus de pensée, ou une plus grande capacité de penser, pour avoir une perception infiniment petite de l’infini, que pour avoir une perception parfaite de quelque chose de fini, puisque toute grandeur finie, comparée à l’infini ou divisée par l’infini, est à cette grandeur finie comme cette même grandeur est à l’infini. Cela est évident, par la même raison qui prouve que 1/1000 est à 1 comme 1 est à 1000 ; que deux, trois, quatre millionièmes est à deux, trois, quatre, comme deux, trois, quatre est à deux, trois, quatre millions : car quoiqu’on augmente infiniment les zéros, il est clair que la proportion demeure toujours la même. C’est qu’une grandeur ou une réalité finie est égale à une réalité infiniment petite de l’infini, ou par rapport à l’infini : je dis par rapport à l’infini, car le grand et le petit n’est tel que par rapport. Ainsi, il est certain qu’une modalité ou une perception finie en elle-même peut être la perception de l’infini, pourvu que la perception de l’infini soit infiniment petite par rapport à une perception infinie ou à la compréhension parfaite de l’infini.

On ne doit pas juger de la grandeur des objets ou de la réalité des idées par la force et la vivacité, ou, pour parler comme l’école, par le degré d’intention des modalités ou des perceptions dont les idées affectent notre âme. La pointe d’une épine qui me pique, un charbon ardent qui me brûle, n’a pas tant de réalité qu’une campagne que je vois. Cependant, la capacité que j’ai de penser est plus remplie par la douleur de la piqûre ou de la brûlure que par la vue de la campagne. De même quand j’ai les yeux ouverts au milieu d’une campagne, j’ai une perception sensible d’une étendue bornée bien plus vive et qui occupe davantage la capacité de mon âme que celle que j’ai quand je pense à l’étendue les yeux fermés. Mais l’idée de l’étendue qui m’affecte par le sentiment de diverses couleurs n’a pas tant de réalité que celle qui ne m’affecte que de pure intellection ; car par la pure intellection je vois de l’étendue infiniment au delà de celle que je vois les yeux