Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’on veut les convaincre, en apporter de plus sensibles : et certainement on n’en manque pas ; car il n’y a aucune vérité qui ait plus de preuves que celle de l’existence de Dieu. On n’apporte celle-ci que pour faire voir que les vérités abstraites n’agissant presque point sur nos sens, on les prend pour des illusions et pour des chimères ; au lieu que, les vérités grossières, palpables, et qui se font sentir. forçant l’àme à les considérer, l’on se persuade qu’elles ont beaucoup de réalité, à cause que, depuis le péché, elles font beaucoup plus d’impression sur notre esprit que les vérités purement intelligibles.

C’est encore par la même raison qu’il n’y a pas lieu d’espérer que le commun des hommes se rende jamais à cette démonstration pour prouver que les animaux ne sentent point, savoir : qu’étant innocents, comme tout le monde en convient, et je le suppose, s’ils étaient capables de sentiment, il arriverait que, sous un Dieu infiniment juste et tout-puissant, un innocent souffrirait de la douleur, qui est une peine et la punition de quelque péché. Les hommes sont d’ordinaire incapables de voir l’évidence de cet axiome : Sub justo Deo, quisquam, nisi mereatur, miser esse non potest[1], dont saint Augustin se sert avec beaucoup de raison, contre Julien, pour prouver le péché originel et la corruption de notre nature. Ils s’imaginent qu’il n’y a aucune force ni aucune solidité dans cet axiome et dans quelques autres qui prouvent que les bêtes ne sentent point, parce que, comme nous venons de dire, ces axiomes sont abstraits, qu’ils ne renferment rien de sensible ni de palpable, et qu’ils ne font aucune impression sur nos sens.

Les actions et les mouvements sensibles que font les bêtes pour la conservation de leur vie sont des raisons, quoique seulement vraisemblables, qui nous touchent bien davantage, et qui par conséquent nous inclinent bien plus fortement à croire qu’elles souffrent de la douleur, lorsqu’on les frappe et qu’elles crient, que cette raison abstraite de l’esprit pur, quoique très-certaine et très-évidente par elle-même ; car il est certain que la plupart des hommes n’ont point d’autre raison pour croire que les animaux ont des âmes que la vue sensible de tout ce que les bêtes font pour la conservation de leur vie.

Cela paraît assez de ce que la plupart ne s’imaginent pas qu’il y ait une âme dans un œuf, quoique la transformation d’un œuf en poulet soit infiniment plus difficile que la conservation seule du poulet lorsqu’il est entièrement formé ; car, de même qu’il faut plus d’esprit pour faire une montre d’un morceau de fer que pour

  1. Oper. perf.