Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/389

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bien public que tous les hommes aient un désir secret de grandeur, pourvu qu’il soit modéré.

Mais, si tous les particuliers paraissaient être ce qu’ils sont en effet, s’ils disaient franchement aux autres qu’ils veulent être les principales parties du corps qu’ils composent, et n’en être jamais les dernières, ce ne serait pas le moyen de se joindre ensemble. Tous les membres d’un corps n’en peuvent pas être la tête et le cœur ; il faut des pieds et des mains, des petits aussi bien que des grands, des gens qui obéissent aussi bien que de ceux qui commandent. Et si chacun disait ouvertement qu’il veut commander et ne jamais obéir, comme en effet chacun le souhaite naturellement, il est visible que tous les corps politiques se détruiraient, et que le désordre et l’injustice régneraient partout.

Il a donc été nécessaire que ceux qui ont le plus d’esprit et qui sont les plus propres à devenir les parties nobles de ce corps et à commander aux autres fussent naturellement civils, c’est-à-dire qu’ils fussent portés par une inclination secrète à témoigner aux autres, par leurs manières et par leurs paroles civiles et honnêtes, qu’ils se jugent indignes que l’on pense à eux, et qu’ils croient être les derniers des hommes, mais que ceux à qui ils parlent sont dignes de toutes sortes d’honneurs, et qu’ils ont beaucoup d’estime et de vénération pour eux. Enfin, au défaut de la charité et de l’amour de l’ordre, il a été nécessaire que ceux qui commandent aux autres eussent l’art de les tromper par un abaissement imaginaire qui ne consiste qu’en civilités et en paroles, afin de jouir sans envie de cette prééminence qui est nécessaire dans tous les corps. Car de cette sorte tous les hommes possèdent en quelque manière la grandeur qu’ils désirent : les grands la possèdent réellement, et les petits et les faibles ne la possèdent que par imagination, étant persuadés en quelque manière par les compliments des autres qu’on ne les regarde pas pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour les derniers d’entre les hommes.

Il est facile de conclure en passant de ce que nous venons de dire que c’est une très-grande faute contre la civilité que de parler souvent de soi, surtout quand on en parle avantageusement, quoique l’on ait toutes sortes de bonnes qualités, puisqu’il n’est pas permis de parler aux personnes avec qui l’on converse comme si on les regardait au-dessous de soi, si ce n’est en quelques rencontres. et lorsqu’il y a des marques extérieures et sensibles qui nous élèvent au-dessus d’elles. Car enfin le mépris est la dernière des injures : c’est ce qui est le plus capable de rompre la société ; et naturellement nous ne devons point espérer qu’un homme à qui nous