Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/391

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suader sans faire usage de notre raison. Nous soutenons son opinion sans nous mettre en peine si elle est conforme à la vérité, et souvent même contre notre propre conscience, selon l’obscurité et la confusion de notre esprit, selon la corruption de notre cœur, et selon les avantages que nous espérons tirer de notre fausse générosité.

Il n’est pas nécessaire d’apporter ici des exemples particuliers de ces choses, car on ne se trouve presque jamais une seule heure dans une compagnie sans en remarquer plusieurs si l’on y veut faire un peu de réflexion. La faveur et les rieurs, comme l’on dit ordinairement, ne sont que rarement du côté de la vérité, mais presque toujours du côté des personnes que l’on aime. Celui qui parle est obligeant et civil ; il a donc raison. Si ce qu’il dit est seulement vraisemblable, on le regarde comme vrai ; et si ce qu’il avance est absolument ridicule et impertinent, il deviendra tout au moins fort vraisemblable. C’est un homme qui m’aime, qui m’estime, qui m’a rendu quelque service, qui est dans la disposition et dans le pouvoir de m’en rendre, qui a soutenu mon sentiment en d’autres occasions : je serais donc un ingrat et un imprudent si je m’opposais aux siens et si je manquais même à lui applaudir. C’est ainsi qu’on se joue de la vérité, qu’on la fait servir à ses intérêts et qu’on embrasse les fausses opinions les uns des autres.

Un honnête homme ne doit point trouver à redire qu’on l’instruise et qu’on l’éclaire quand on le fait selon les règles de la civilité ; et lorsque nos amis se choquent de ce que nous leur représentons modestement qu’ils se trompent, il faut leur permettre de s’aimer eux-mêmes et leurs erreurs, puisqu’ils le veulent et qu’on n’a pas le pouvoir de leur commander ni de leur changer l’esprit.

Mais un vrai ami ne doit jamais approuver les erreurs de son ami, car enfin nous devrions considérer que nous leur faisons plus de tort que nous ne pensons lorsque nous défendons leurs opinions sans discernement. Nos applaudissements ne font que leur enfler le cœur et les confirmer dans leurs erreurs ; ils deviennent incorrigibles ; ils agissent et ils décident enfin comme s’ils étaient devenus infaillibles.

D’où vient que les plus riches, les plus puissants, les plus nobles, et généralement tous ceux qui sont élevés au-dessus des autres, se croient fort souvent infaillibles, et qu’ils se comportent comme s’ils avaient beaucoup plus de raison que ceux qui sont d’une condition vile ou médiocre, si ce n’est parce qu’on approuve indifféremment et lâchement toutes leurs pensées ? Ainsi l’appro-