Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/411

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meurait toujours dans le même air et dans la même contenance. Mais la nature y a bien pourvu : car, à la vue de la perte prochaine d’un grand bien, il se forme naturellement sur le visage des caractères de rage et de désespoir si vifs et si surprenants, qu’ils désarment les plus passionnés et les rendent comme immobiles. Cette vue terrible et inopinée des traits de la mort peints par la main de la nature sur le visage d’un misérable, arrête, dans l’ennemi même qui en est frappé, le mouvement des esprits et du sang qui le portait à la vengeance ; et, dans ce moment de faveur et d’audience, la nature, retraçant l’air humble et soumis sur le visage le ce misérable, qui commence à espérer à cause de l’immobilité et du changement d’air de son ennemi, les esprits animaux de cet ennemi reçoivent la détermination dont ils n’étaient pas capables un moment auparavant ; de sorte qu’il entre machinalement dans les mouvements de compassion, qui inclinent naturellement son âme à se rendre aux raisons de la charité et de la miséricorde.

Un homme passionné ne pouvant, sans une grande abondance d’esprits, produire ni conserver dans son cerveau une image assez vive de son malheur et un ébranlement assez fort pour donner au corps une contenance forcée et extraordinaire, les nerfs qui répondent au dedans du corps de cette personne reçoivent, à la vue de quelque mal, les secousses et les agitations nécessaires pour faire couler dans tous les vaisseaux qui ont communication au cœur les humeurs propres pour produire les esprits que la passion demande. Car les esprits animaux se répandant dans les nerfs qui vont au foie, à la rate, au pancréas, et généralement à tous les viscères, ils les agitent et les secouent, et ils expriment, par leur agitation, les humeurs que ces parties conservent pour les besoins de la machine.

Mais si ces humeurs coulaient toujours de la même manière dans le cœur, si elles y recevaient une pareille fermentation en divers temps, et si les esprits qui en sont formés montaient également dans le cerveau, on ne verrait pas des changements si prompts dans les mouvements des passions. La vue d’un magistrat, par exemple, n’arrêterait pas un instant l’emportement d’un furieux qui court à la vengeance, et son visage tout ardent de sang et d’esprits ne deviendrait pas tout d’un coup blême et mourant par l'appréhension de quelque supplice.

Ainsi, pour empêcher que ces humeurs mêlées avec le sang n’entrent toujours de la même manière dans le cœur, il y a des nerfs qui en environnent les artères, lesquels, en se serrant et en se relâchant par impression que la vue de l’objet et la force de l’imagination produisent dans les esprits, ferment et ouvrent le