Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/433

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muniés comme des hérétiques par quelques évêques ; parce que les passions causant des factions, les factions produisent de ces vérités ou de ces erreurs aussi inconstantes que la cause qui les excite. Par exemple, les hommes sont indifférents à l’égard de la stabilité de la terre et de la forme[1] de corporéíté ; mais ils ne sont point indifférents pour ces opinions lorsqu’elles sont soutenues par ceux qu’ils haïssent. Ainsi, l’aversion soutenue par quelque sentiment confus de piété fait naître un zèle indiscret, qui s’échauffe et qui s’allume peu à peu, et qui produit enfin de ces événements qui ne paraissent étranges à tout le monde que long-temps après qu’ils sont arrivés.

On a de la peine à s’imaginer que la passion aille jusque-là ; mais c’est que l’on ne sait pas que nos passions s’étendent à tout ce qui les peut satisfaire. Aman ne voulait peut-être point de mal à tout le peuple juif ; mais Mardochée ne le salue pas, il est Juif : il faut donc perdre toute la nation, la vengeance en sera plus magnifique.

Il s’agit, entre des plaideurs, de savoir qui a droit à une terre : ils ne devraient apporter que leurs titres et ne dire que ce qui a rapport à leur affaire, ou qui la peut rendre meilleure. Cependant ils ne manquent pas de dire toute sorte de mal les uns des autres. de se contredire en toutes choses, de former des contestations et des accusations inutiles, et d’embrouiller leur procès d’une infinité d’accessoires qui confondent le principal. Enfin toutes les passions s’ótendent aussi loin que la vue de l’esprit de ceux qui en sont émus ; je veux dire qu’il n’y a aucune chose que nous pensions avoir quelque rapport avec l’objet de nos passions, à laquelle le mouvement de ces passions ne s’étende. Et voici comment cela se fait.

Les traces des objets sont tellement liées les unes les autres dans le cerveau, qu’il est impossible que le cours des esprits en réveille quel qu’une avec force, que plusieurs autres ne se rouvrent en même temps. L’idée principale de la chose à laquelle on pense est donc nécessairement accompagnée d’un grand nombre d’idées accessoires, lesquelles s’augmentent d’autant plus que l’impression des esprits animaux est plus violente. Or, cette impression des esprits ne peut manquer d’être violente dans les passions, à cause que les passions poussent sans cesse dans le cerveau, en abondance et avec beaucoup de force, les esprits propres pour conserver les traces des idées qui représentent leur objet. Ainsi, le mouvement d’amour ou de haine ne s’étend pas seulement à l’objet principal

  1. Concíle d’Angl., par Spelman, l’an 1287.