Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/441

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savons pas même les bornes que nous devons prescrire à leur puissance. Ainsi les passions mêmes qui, comme l’admiration, sont très-faibles et qui nous agitent le moins, ont assez de force pour nous faire tomber dans l’erreur. En voici quelques exemples.

Lorsque les hommes, et principalement ceux qui ont l’imagination vigoureuse, se considèrent par leur plus bel endroit, ils sont presque toujours très-satisfaits d’eux-mêmes ; et leur satisfaction intérieure ne manque jamais de s’augmenter lorsqu’ils se comparent aux autres qui n’ont pas tant de mouvements qu’eux. D’ailleurs il y a tant de gens qui les admirent, et il y en a si peu qui leur résistent avec succès et avec applaudissement (car applaudit-on jamais à la raison en présence d’une imagination forte et vive ?) ; enfin, il se forme sur le visage de ceux qui les écoutent un air si sensible de soumission et de respect, et des traits si vifs d’admiration à chaque mot nouveau qu’ils profèrent, qu’ils s’admirent aussi eux-mêmes, et que leur imagination, qui leur grossit tous leurs avantages, les rend extrêmement contents de leur personne. Car, si l’on ne peut voir un homme passionné sans recevoir l’impression de sa passion, et sans entrer, en quelque manière, dans ses sentiments ; comment serait-il possible que ceux qui sont environnés d’un grand nombre d’admirateurs ne donnassent quelque entrée à une passion qui flatte si agréablement l’amour-propre ?

Or, cette haute estime que les personnes d’une imagination forte et vive ont d’elles-mêmes et de leurs qualités leur enfle le courage et leur fait prendre l’air dominant et décisif : ils n’écoutent les autres qu’avec mépris ; ils ne leur répondent qu’en raillant ; ils ne pensent que par rapport à eux, et, regardant comme une espèce de servitude l’attention de l’esprit, si nécessaire pour découvrir la vérité, ils sont entièrement in disciplinables. L’orgueil, l’ignorance et l’aveuglement vont toujours de compagnie. Les esprits forts, ou plutôt les esprits vains et superbes, ne veulent pas être disciples de la vérité ; ils ne rentrent dans eux-mêmes que pour se contempler et pour s’admirer. Ainsi celui qui résiste aux superbes luit au milieu de leurs ténèbres sans que leurs ténèbres soient dissipées.

Il y a, au contraire, une certaine disposition dans les esprits animaux et dans le sang, laquelle nous donne un sentiment trop bas de nous-mêmes : la disette, la lenteur et la délicatesse des esprits animaux, jointes avec la grossièreté des fibres du cerveau, nous rendent l’imagination faible et languissante ; et la vue, ou plutôt le sentiment confus de cette faiblesse et de cette langueur de notre imagination, nous fait entrer dans une espèce d’humilité vicieuse qu’on peut appeler bassesse d’esprit.