Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/449

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’imagination. Ainsi l’on regarde presque toujours les anciens comme des hommes tout extraordinaires. Mais l’imagination représente au contraire les hommes de notre siècle comme semblables à ceux que nous voyons tous les jours et, ne produisant point de mouvement extraordinaire dans les esprits, elle n’excite dans l’ãme que du mépris et de l’indifférence pour eux.

J’ai vu Descartes, disait un de ces savants qui n’admirent que l’antiquité : je l’ai connu, je l’ai entretenu plusieurs fois ; c’était un honnête homme, il ne manquait pas d’esprit, mais il n’avait rien d’extraordinaire. Il s’était fait une idée basse de la philosophie de Descartes, parce qu’il en avait entretenu l’auteur quelques moments, et qu’il n’avait rien reconnu en lui de cet air grand et extraordinaire qui échauffe l’imagination. Il prétendait même répondre suffisamment aux raisons de ce philosophe, lesquelles l’embarrassaient un peu, en disant fièrement qu’il l’avait connu autrefois. Qu’il serait à souhaiter que ces sortes de gens pussent voir Aristote autrement qu’en peinture, et avoir une heure de conversation avec lui, pourvu qu’il ne leur parlât point en grec, mais en français, et sans se faire connaître qu’après qu’ils en auraient porté leur jugement !

Les choses qui portent le caractère de la nouveauté, soit parce qu’elles sont nouvelles en elles-mêmes, soit parce qu’elles paraissent dans un nouvel ordre ou dans une nouvelle situation, nous agitent beaucoup ; car elles touchent le cerveau dans des endroits d’autant plus sensibles qu’ils sont moins exposés aux cours des esprits. Les choses qui portent une marque sensible de grandeur nous agitent aussi beaucoup, car elles excitent en nous un grand mouvement d’esprits. Mais les choses qui portent en même temps le caractère de la grandeur et celui de la nouveauté ne nous agitent pas seulement ; elles nous renversent, elles nous enlèvent, elles nous étourdissent par les secousses violentes qu’elles nous donnent.

Ceux, par exemple, qui ne disent que des paradoxes se font admirer ; car ils ne disent que des choses qui ont le caractère de la nouveauté. Ceux qui ne parlent que par sentences et qui n’emploient que des mots choisis et propres pour le sublime se font respecter, car ils paraissent dire quelque chose de grand. Mais ceux qui joignent le sublime au nouveau, le grand à l’extraordinaire, ne manquent presque jamais d’enlever et d’étourdir le commun des hommes, quand même ils ne diraient que des sottises. Ce galimatias pompeux et magnifique (insani fulgores), ces fausses lumières des déclamateurs éblouissent presque toujours les esprits faibles ; elles font une impression si vive et si surprenante sur leur