Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/83

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pressant par les côtés, si les objets qui se peignent au fond de l’œil sont trop proches, ou bien le faire plus court si les objets sont trop éloignés.

On voit bien par cette expérience que nous devrions juger on sentir les couleurs au fond de nos yeux, de même que nous jugeons que la chaleur est dans nos mains, si nos sens nous étaient donnés pour découvrir la vérité, et si nous nous conduisions par raison dans les jugements que nous formons sur les objets de nos sens.

Mais pour rendre quelque raison de toute la bizarrerie de nos jugements sur les qualités sensibles, il faut considérer que l’âme est unie si étroitement à son corps, et qu’elle est encore devenue si charnelle depuis le péché, qu’elle lui attribue beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à elle-même, et qu’elle ne se distingue presque plus d’avec lui. De sorte qu’elle ne lui attribue pas seulement toutes les sensations dont nous parlons à présent, mais aussi la force d’imaginer, et même quelquefois la puissance de raisonner ; car il y a eu un grand nombre de philosophes assez stupides et assez grossiers pour croire que l’âme n’était que la plus déliée et la plus subtile partie du corps. ›

Si l’on veut bien lire Tertullien, on ne verra que trop de preuves de ce je dis, puisqu’il est lui-même de ce sentiment après un très-grand nombre d’auteurs qu’il rapporte. Cela est si vrai, qu’il tâche de prouver dans le livre De l’Ame que la foi, l’Écriture et même les révélations particulières nous obligent de croire que l’âme est corporelle[1] ; et il ne faut pas s’en étonner puisqu’il est tombé dans cet excès de folie de s’imaginer que Dieu même était corporel. Je ne veux point réfuter ces sentiments, parce que j’ai supposé qu’on devait avoir lu quelques ouvrages de saint Augustin, ou de M. Descartes, qui auront assez fait voir l’extravagance de ces pensées, et qui auront assez affermi l’esprit dans la distinction de l’étendue et de la pensée, de l’àme et du corps.

L’âme est donc si aveugle qu’elle se méconnaît elle-même, et qu’elle ne voit pas que ses propres sensations lui appartiennent ; mais, pour expliquer çeci, il faut distinguer dans l’âme trois sortes de sensations, quelques-unes fortes et vives, quelques autres faibles et languissantes, et enfin de moyennes entre les unes et les autres.

IV. Les sensations fortes et vives, sont celles qui étonnent l’esprit et qui le réveillent avec quelque force, parce qu’elles lui sont fort agréables ou fort incommodes ; telles sont la douleur, le chatouillement, le grand froid, le grand chaud, et généralement toutes

  1. Aug. Ep. 157.