Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/85

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que l’expérience nous fasse voir que nous les devrions juger dans nos yeux aussi bien que sur les objets, puisque nous les y voyons aussi bien que dans les objets, comme j’ai prouvé par l’expérience d’un œil de bœuf mis au trou d’une fenêtre.

Or, la raison pour laquelle tous les hommes ne voient point d’abord que les couleurs, les odeurs, les saveurs, et toutes les autres sensations, sont des modifications de leur âme, c’est que nous n’avons point d’idée claire de notre âme ; car lorsque nous connaissons une chose par l’idée qui la représente, nous connaissons clairement les modifications qu’elle peut avoir. Tous les hommes conviennent que la rondeur, par exemple, est une modification de I’étendue, parce que tous les hommes connaissent l’étendue par une idée claire qui la représente[1]. Ainsi ne connaissant point notre âme par son idée, comme je l’expliquerai ailleurs, mais seulement par le sentiment intérieur que nous en avons, nous ne savons point par simple vue, mais seulement par raisonnement, si la blancheur, la lumière, les couleurs, et les autres sensations faibles et languissantes sont ou ne sont pas des modifications de notre âme. Mais pour les sensations vives, comme la douleur et le plaisir, nous jugeons facilement qu’elles sont en nous, à cause que nous sentons bien qu’elles nous touchent, et que nous n’avons pas besoin de les connaître par leurs idées pour savoir qu’elles nous appartiennent.

Pour les sensations moyennes, l’âme s’y trouve fort embarrassée. Car, d’un côté, elle veut suivre les jugements naturels des sens et, pour cela, elle éloigne de soi, autant qu’elle peut, ces sortes de sensations, pour les attribuer aux objets ; mais, de l’autre côté, elle ne peut qu’elle ne sente au dedans d’elle-même qu’elles lui appartiennent, principalement quand ces sensations approchent de celles que j’ai nommées fortes et vives. De sorte que voici comme elle se conduit dans le jugement qu’elle en fait : si la sensation la touche assez fort, elle la juge dans son propre corps aussi bien que dans l’objet ; si elle ne la touche que très-peu, elle ne la juge que dans l’objet ; et, si cette sensation est exactement moyenne entre les fortes et les faibles, alors l’âme ne sait plus qu’en croire, lorsqu’elle n’en juge que par les sens.

Par exemple, si on regarde une chandelle d’un peu loin, l’âme juge que la lumière n’est que dans l’objet ; si on la met tout proche de ses yeux, l’âme juge qu’elle n’est pas seulement dans la chandelle, mais aussi dans ses yeux ; que si on la retire environ à un pied de soi, l’âme demeure quelque temps sans juger si cette lumière n’est que dans l’objet. Mais elle ne s’avise jamais de penser,

  1. Voy. le ch. 7 de la seconde partie du troisième livre.