Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/87

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yeux, il n’est pas aussi nécessaire qu’il y ait de la chaleur dans le feu afin que j’en sente quand je lui présente mes mains, ni que toutes les autres qualités sensibles que je sens soient dans les objets ; il suffit qu’ils causent quelque ébranlement dans les fibres de ma chair afin que mon âme qui y est unie soit modifiée par quelque sensation. Il n’y a point de rapports entre des mouvements et des sentiments, il est vrai ; mais il n’y en a point aussi entre le corps et l’esprit, et, puisque la nature, ou la volonté du Créateur, allie ces deux substances, tout opposées qu’elles sont par leur nature, il ne faut pas s’étonner si leurs modifications sont réciproques. Il est nécessaire que cela soit, afin qu’elles ne fassent ensemble qu’un tout.

Il faut bien remarquer que nos sens nous étant donnés seulement pour la conservation de notre corps, il est très à propos qu’ils nous portent à juger comme nous faisons des qualités sensibles. Il nous est bien plus avantageux de sentir la douleur et la chaleur comme étant dans notre corps, que si nous jugions qu’elles ne fussent que dans les objets qui les causent, parce que la douleur et la chaleur, étant capables de nuire à nos membres, il est à propos que nous soyons avertis quand ils en sont attaqués, afin d’empêcher qu’ils n’en soient offensés.

Mais il n’en est pas de même des couleurs. Elles ne peuvent d’ordinaire blesser le fond de l’œil, où elles se rassemblent, et il nous est inutile de savoir qu’elles y sont peintes. Ces couleurs ne nous sont nécessaires que pour connaître plus distinctement les objets, et c’est pour cela que nos sens nous portent à les attribuer seulement aux objets. Ainsi, les jugements auxquels l’impression de nos sens flous portent sont très-justes, si on les considère par rapport à la conservation du corps ; mais, néanmoins, ils sont tout-à-fait bizarres et très-éloignés de la vérité, comme on a déjà vu en partie et comme on le verra encore mieux dans la suite.


CHAPITRE XIII.
I. De la nature des sensations. — II. Qu’on les connait. mieux qu’on ne croit. — III. Objection et réponse. — IV. Pourquoi l’on s’imagine ne rien connaître de ses sensations. — V. Qu’on se trompe de croire, que tous les hommes ont les mêmes sensations des mêmes objets. — VI. Objection et réponse.


I. La troisième chose qui se trouve dans chacune de nos sensations, ou ce que nous sentons, par exemple, quand nous sommes auprès du feu, est une modification de notre âme par rapport à ce qui se passe dans le corps auquel elle est unie. Cette modification