Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/89

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Or, la raison pour laquelle toutes les sensations ne peuvent pas bien s’expliquer par des paroles, comme toutes les autres choses, c’est qu’il dépend de la volonté des hommes d’attacher les idées des choses à tels noms qu’il leur plaît. Ils peuvent appeler le ciel Ouranos, Schamajim, etc., comme les Grecs et les Hébreux ; mais ces mêmes hommes n’attachent pas comme il leur plaît leurs sensations à des paroles, ni même à aucune autre chose. Ils ne voient point de couleur quoiqu’on leur en parle, s’ils n’ouvrent les yeux ; ils ne goùtent point de saveurs s’il n’arrive quelque changement dans l’ordre des fibres de leur langue et de leur cerveau. En un mot, toutes les sensations ne dépendent point de la volonté des hommes, et il n’y a que celui qui les a faits qui les conserve dans cette mutuelle correspondance des modifications de leur âme avec celle de leur corps. De sorte que si un homme veut que je lui représente de la chaleur ou de la couleur, je ne puis me servir de paroles pour cela ; mais il faut que j’imprime dans les organes de ses sens les mouvements auxquels la nature a attaché ces sensations ; il faut que je l’approche du feu et que je lui fasse voir des tableaux.

C’est pour cela qu’il est impossible de donner aux aveugles la moindre connaissance de ce que l’on entend par rouge, vert, jaune, etc. Car, puisqu’on ne peut se faire entendre quand celui qui écoute n’a pas les mêmes idées que celui qui parle, il est manifeste que les couleurs n’étant point attachées au son des paroles ou au mouvement du nerf des oreilles, mais à celui du nerf optique, on ne peut pas les représenter aux aveugles, puisque leur nerf optique ne peut être ébranlé par les objets colorés.

IV. Nous avons donc quelque connaissance de nos sensations. Voyons maintenant d’où vient que nous cherchons encore à les connaître et que nous croyons n’en avoir aucune connaissance. En voici sans doute la raison.

L’âme, depuis le péché, est devenue comme corporelle par inclination. Son amour pour les choses sensibles diminue sans cesse l’union ou le rapport qu’elle a avec les choses intelligibles. Ce n’est qu’avec dégoût qu’elle conçoit les choses qui ne se font point sentir, et elle se lasse incontinent de les considérer. Elle fait tous ses efforts pour produire dans son cerveau quelques images qui les représentent ; et elle s’est si fort accoutumée dès l’enfance à cette sorte de conception, qu’elle croit même ne point connaître ce qu’elle ne peut imaginer. Cependant il se trouve plusieurs choses qui, n’étant point corporelles, ne peuvent être représentées à l’esprit par des images corporelles, comme notre âme avec toutes ses modifications. Lors donc que notre âme veut se représenter sa nature et ses propres