Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/91

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trompent, je puis toutefois démontrer que s’ils ne se trompent pas, c’est par le plus grand hasard du monde. J’ai même des raisons assez fortes pour assurer qu’ils sont véritablement dans l’erreur. Pour reconnaître la vérité de ce que j’avance, il faut se souvenir de ce que j’ai déjà prouvé, savoir qu’il y a grande différence entre les sensations et les causes des sensations. Car on peut juger de là qu’absolument parlant il se peut faire que des mouvements semblables des fibres intérieures du nerf optique ne fassent pas avoir à différentes personnes les mêmes sensations, c’est-à-dire voir les mêmes couleurs, et qu’il peut arriver qu’un mouvement, qui causera dans une personne la sensation du bleu, causera celle du vert ou du gris dans une autre, ou même une nouvelle sensation que personne n’aura jamais eue.

Il est constant que cela peut être et qu’on n’a point de raison qui nous démontre le contraire. Cependant on tombe d’accord qu’il n’est pas vraisemblable que cela soit ainsi. Il est bien plus raisonnable de croire que Dieu agit toujours de la même manière dans l’union qu’il a mise entre nos âmes et nos corps, et qu’il a attaché les mêmes idées et les mêmes sensations aux mouvements semblables des fibres intérieures du cerveau de différentes personnes.

Qu’il soit donc vrai que les mêmes mouvements des fibres qui aboutissent dans le cerveau soient accompagnés des mêmes sensations dans tous les hommes ; s’il arrive que les mêmes objets ne produisent pas les mêmes mouvements dans leur cerveau, ils n’exciteront pas par conséquent les mêmes sensations dans leur âme. Or il me paraît indubitable que les organes des sens de tous les hommes n’étant pas disposés de la même manière, ils ne peuvent pas recevoir les mêmes impressions des mêmes objets.

Les coups de poings par exemple que les portefaix se donnent pour se flatter, seraient capables d’estropier des personnes délicates. Le même coup produit des mouvements bien différents, et excite par conséquent des sensations bien différentes dans un homme d’une constitution robuste et dans un enfant ou une femme de faible complexion. Ainsi, n’y ayant pas deux personnes au monde, de qui on puisse assurer qu’ils aient les organes des sens dans une parfaite conformité, on ne peut pas assurer qu’il y ait deux hommes dans le monde qui aient tout à fait les mêmes sentiments des mêmes objets.

C’est là l’origine de cette étrange variété qui se rencontre dans les inclinations des hommes. Il y en à qui aiment extrêmement la musique, d’autres qui y sont insensibles ; et même entre ceux qui