laisser aucunement déconcerter, il répondit : « Vous m’avez attiré ici par un vil stratagème, au plus noir de la nuit, quand tout s’ignore, instant propice aux méfaits. J’y suis donc par force; mais je veux répondre à toute question qu’il peut vous plaire de me poser, comme je le ferais si vous veniez à moi au grand jour, sous l’abri de mon toit, quoique j’aurais, dans ce cas, pour vous plus de respect. — « 11 est aussi par trop de sang-froid, Jacques, c’est moi qui le dis », cria un des Géants, celui qui paraissait le maître de la bande. — « Je dis », exclama Guillot, qui secrètement admirait le grand air d’Henri, « de laisser ce garçon tranquille, pour cette nuit, et demain la sensation nette des choses lui reviendra ; et aussi, qu’il faut un peu de grog chaud pour chasser les frimas, n’est-ce pas ? » La suggestion relative à un alcool était par trop la bienvenue pour qu’on n’y cédât point ; aussi, mettant sur le feu une bouilloire monstre, tous s’approchèrent de la table pour préparer le grog. — « Et quel bien supposez-vous que cela vous fera de m’amener ici ? » s’enquit Henri, hautainement. — « Ah! » fit l’un d’eux, qui semblait un des chefs, poussant tout près du visage d’Henri sa face charnue et parlant d’une voix basse et concentrée, « si vous ne revenez pas sur vos beaux projets, ou si ce que nous voulons ne vous agrée point, je vous le dis, votre vie ne vaut pas cela. » Et il fit grincer un de ses ongles contre un autre, avec un bruit sec, au nez du Ministre. « Henri cependant se sentait affaibli par la faim et le froid, et Guillot, qui paraissait avoir plus de remords que les autres, lui demanda s’il voulait s’asseoir pour manger. Conserver sa vie est un instinct naturel; Henri ne refusa pas. Aussi prit-il place, pendant que les Géants semblaient à leur insu respecter sa présence et souhaiter de le mettre à l’aise, lui offrant ce que leur table comportait de meilleur, partageant aussi avec lui leur chaud breuvage. Cela ranima fort notre gentilhomme, il vit ses forces revenir et se sentit sûr que la bonne Fée, qui l’avait protégé jusqu’à ce moment, trouverait moyen de le sauver, il se prépara donc à dormir sur le sol humide, sans la moindre crainte qu’on l’assassinât pendant son sommeil. Sa confiance étonnait les Géants; la plupart d’entre eux en tirèrent l’espoir qu’il ne serait point nécessaire de le tuer. « Toujours à son rêve, Rubis vit descendre des cieux la Fée Amour, apparition ravissante et enchanteresse au point que la jeune femme la pressa sur son cœur dans une fervente étreinte, sentant bien que pareil baiser lui donnerait, à elle désolée, le courage de continuer jusqu’au bout, quoi qu’il dût arriver. Captive de ses embrassements, la Fée Amour lui rappela le talisman, la croix de rubis, et lui dit d’y
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