que, sentant quelque chose lui battre aux talons, en non moins de temps elle fut enlevée dans les airs. Elle passa à travers la vitre comme si elle eût été faite d’espace, et vola, au-dessus du pays, droit à la mer. Elle était, malgré ses ailes, dans des transes d’arriver trop tard : car, les Géants peut-être éveillés, comment leur pourrait-elle verser l’eau magique sur les paupières ? Elle vola, vola, jusqu’à ce lu’elle parvînt à la mer; et, bientôt après, à la caverne, d’aspect si sombre qu’elle s’arrêta de terreur. Quel tumulte faisaient les vagues, lançant de toute leur force l’écume aux murailles de roc, comme furieuses contre les Géants et pour les engloutir! La jeune femme entra timidement regardant tout avec peur autour d’elle, et faillit trébucher par-dessus un grand corps qu’elle n’avait pas aperçu. Heureusement que, légère comme l’air, le Géant ne la sentit pas, mais continua à ronfler, impassible. « Partout sur le sol gisaient ces hommes immenses. Dormaient-ils? Non, il y avait de gros yeux ouverts (l’épiant, pensait-elle, quand soudain elle se rappela qu’elle était invisible). « Comment faire pour inviter au sommeil ces êtres tout éveillés, dont la conscience était évidemment trop mauvaise pour leur permettre de goûter le repos des justes ? Tous, plus ou moins agités, même ceux qui dormaient, se livraient à une foule de bruits, comme possédés tous d’esprits discordants. N’ayant donc aucune idée de ce qu’elle devait faire, la pauvre enfant s’adressa à la Fée Amour, afin d’avoir son aide. A sa surprise, elle vit la Fée prendre la forme de plusieurs jeunes filles à la fois et danser, sous chacun de ces masques, devant le regard appesanti des Géants. Une des aimées était sombre et pâle, une mince, grande, cette autre rondelette et petite, types divers de beauté et de hardiesse qu’adoptait une même Enchanteresse, pour répondre à la variété des goûts. Toutes figuraient une personnification de l’Amour s’ébattant sous l’œil fatigué des monstres; aussi chacun d’eux céda-t-il au charme qui lui enchaînait les sens et conjurait le danger. « Peu à peu se ferment les paupières, la troupe entière est possédée du plus fort des sommeils. Rubis, sans attendre, pressa le tube et distilla quelques gouttes de son contenu magique sur la paupière de chacun, allant des uns aux autres avec la rapidité d’une bouffée d’air : « Les voilà donc en sûreté : n’en ai-je point omis un seul? » se demanda-t-elle, le tube aux doigts, s’arrêtant, pendant que son cœur palpitait, avec des coups tels qu’elle le croyait entendu d’eux. Puis, elle marcha avec précaution par toute la caverne, scrutant chaque trou et chaque crevasse, dans la peur qu’un Géant ne s’y cachât aux regards; mais non! ils dormaient
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