Page:Mallarmé - Œuvres complètes, 1951.djvu/611

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malaisé de ne pas l’être; mais c’est tout et, sous les caresses du toi, ma maîtresse reste aussi froide que la neige de l’Himalaya. — Le Sérail est-il nombreux ? La belle Soundari a-t-elle des rivales ? — Oui. Mille. — Ainsi, jalousies, tendresse, fureur, nous utiliserons tout sans scrupule. Irrite l’orgueil de la reine, cette corde toujours vibre chez les femmes; représente son mari comme un monstre difforme, vivant outrage pour elle ! Va, tu me tiendras chaque jour au courant. » Les religieuses indiennes ne perdent que rarement l’opportunité de s’occuper des affaires d’autrui. Quelques jours après, la nourrice : « J’ai moi-même vu la reine, à la faveur du joyau, son immédiat caprice; et j’ai ouvert en elle sur ses infortunes autant de regards, et plus, qu’en étale la queue innom-brablement ocellée de l’oiseau de pierreries. Maintenant elle maudit le joug qui l’attache à son mari. » — « Je t’accorde des compliments et tu me selnbles vieillie dans l’intrigue non moins que dans la pénitence. Moi, de mon côté, je n’ai pas perdu de temps : avec du bétel, de la noix d’Arek, du camphre pilé, du cardamone et du bois de corail, j’ai fait mon portrait, que je crois ressemblant. Présente comme un autre objet rare, dont le paon éblouissant fut le précurseur, ce tableau, aujourd’hui même, à la reine; et tu feras ainsi qu’après avoir possédé, dans ce bijou, ce que, pour elle, résume, déjà, de scintillements et de feu, sa rêverie à l’amant qu’elle ignore, la belle considère, sans se douter davantage qu’il existe, ou que ce soit mieux qu’une fantaisie, enfin l’image de l’inconnu. Tu m’apprendras ce qu’elle en pense. » Le soir même la religieuse accourait au temple. « Ah ! mon fils, tout marche à souhait. Cette reine, si hautaine mais femme, je la vois encore se troubler, et frémir et pâlir : elle tenait, la tête penchée, le tableau comme pour y mirer son désir. S’efforçant de paraître calme : « — Qui a fait ce portrait ? Je ne vois dans cette ville aucun artiste capable d’exécuter cette œuvre. — Votre Majesté sait apprécier le talent; mais ce portrait a surtout le mérite de la ressemblance. — Tu dis ? Cette tête merveilleuse appartient à un mortel ? Réponds vite. — Grande reine, si vivait, sous les deux de saphir,