Page:Mallarmé - Le Tombeau de Charles Baudelaire, 1896.djvu/110

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Le véritable signe, pour l’artiste, de sa divinité, c’est la joie pure et naturelle de son chant. En vain son esprit fut souillé par d’antiques ou de modernes éducateurs, en vain a-t-il endossé parfois le costume à la mode : dans son œuvre il apparaît délivré de toute influence étrangère, retrouvant pour créer la simplicité primitive. — Je vois ainsi Baudelaire. Cette attitude qu’il dut se composer dans la vie pour vaincre l’indifférence de ses contemporains n’a pu tromper que les lecteurs superficiels.

La critique et les vaines admirations s’acharnèrent après une défroque vide, tandis que le Poète se dérobait, souriant et inviolé. Au costume du dandy, aux pots de fard qui attirent comme des mouches, les petits biographes, je joins le masque du chrétien à la Pascal, celui du pessimiste contempteur de l’humanité. Rien, je l’affirme, ne m’intéresse que son âme nue.

Et la sienne planait bien au-dessus de ces misères. Je ne m’arrêterai donc point aux arabesques de son œuvre, aux cris de mépris, de révolte ou de dégoût : seul son amour m’attire. Et si je sais le surprendre, je l’aperçois comme enivré par la révélation de beauté qu’il nous apporte. Cette beauté est si neuve ! Ce n’est plus celle d’une enfance gauche et d’une barbarie sommeillante ; c’est la beauté du labeur, de l’effort incessant, de la maturité victorieuse : La Femme créant elle-même sa grâce par le costume, l’Homme créant par son activité la poème sublime de la Ville, l’Ame enfin à l’aide des sens, chaque jour plus affinés, élargissant le domaine de la Connaissance, embrassant le monde dans ses multiples harmonies.



Hugues Rebell