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en feuilles musicales. Arrivé, je vois de mornes bassins disposés comme les plates-bandes d’un éternel jardin : dans le granit noir de leurs bords, enchâssant les pierres précieuses de l’Inde, dort une eau morte et métallique, avec de lourdes fontaines en cuivre où tombe tristement un rayon bizarre et plein de la grâce des choses fanées. Nulles fleurs, à terre, alentour, ― seulement, de loin en loin, quelques plumes d’aile d’âmes déchues. Le ciel, qu’éclaire enfin un second rayon, puis d’autres, perd lentement sa lividité, et verse la pâleur bleue des beaux jours d’octobre, et, bientôt, l’eau, le granit ébénien et les pierres précieuses flamboient comme aux soirs les carreaux des villes : c’est le couchant. Ô prodige, une singulière rougeur, autour de laquelle se répand une odeur énervante de chevelures secouées, tombe en cascade du ciel obscurci ! Est-ce une avalanche de roses mauvaises ayant le péché pour parfum ? ― Est-ce du fard ? ― Est-ce du sang ? ― Étrange coucher de soleil ! Ou ce torrent n’est-il qu’un fleuve de larmes empourprées par le feu de bengale du saltimbanque Satan qui se meut par derrière ? Écoutez comme cela tombe avec un bruit lascif de baisers… Enfin, des ténèbres d’encre ont tout envahi où l’on n’entend voleter que le crime, le remords et la Mort. Alors je me voile la face, et des sanglots, arrachés à mon âme moins par ce cauchemar que par une amère sensation d’exil, traversent le noir silence. Qu’est-ce donc que la patrie ?

J’ai fermé le livre et les yeux, et je cherche la patrie. Devant moi se dresse l’apparition du poëte savant qui me l’indique en un hymne élancé mystiquement comme un lis. Le rhythme de ce chant ressemble à la rosace d’une ancienne église : parmi l’ornementation de vieille pierre, souriant dans un séraphique outremer qui semble être la prière sortant de leurs yeux bleus plutôt que notre vulgaire azur, des anges blancs comme des hosties chantent leur extase en s’accompagnant de harpes imitant leurs ailes, de cymbales d’or natif, de rayons purs contournés en trompettes, et de tambourins où résonne la virginité des jeunes tonnerres : les saintes ont des palmes, ― et je ne puis regarder plus haut que les vertus théologales, tant la sainteté est ineffable ; mais j’entends éclater ces paroles d’une façon éternelle : O filii et filiæ.

III

Mais quand mon esprit n’est pas gratifié d’une ascension dans les cieux spirituels ; quand je suis las de regarder l’ennui dans le métal cruel d’un miroir, et, cependant, aux heures où l’âme rhythmique veut des vers et aspire à l’antique délire du chant, mon poëte, c’est le divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre. Avec lui, je sens la poésie m’enivrer, ― ce que tous les peuples ont appelé la poésie, ― et, souriant, je bois le nectar dans l’Olympe du lyrisme.

Et quand je ferme le livre, ce n’est plus serein ou hagard, mais fou d’amour, et débordant, et les yeux pleins de grandes larmes de tendresse, avec un nouvel orgueil d’être un homme. Tout ce qu’il y a d’enthousiasme ambrosien en moi et de bonté musicale, de noble et de pareil aux dieux, chante, et j’ai l’extase radieuse de la Muse ! J’aime les roses, j’aime l’or du soleil, j’aime les harmonieux sanglots des femmes aux longs cheveux, et je voudrais tout confondre dans un poétique baiser !

C’est que cet homme représente en nos temps le poëte, l’éternel et le classique poëte, fidèle à la déesse, et vivant parmi la gloire oubliée des héros et des dieux. Sa parole est sans fin, un chant d’enthousiasme, d’où s’élance la musique, et le cri de l’âme ivre de toute la gloire. Les vents sinistres qui parlent dans l’effarement de la nuit, les abîmes pittoresques de la nature, il ne les veut entendre ni ne doit les voir : il marche en roi à travers l’enchantement ideunéen de l’âge d’or, célébrant à jamais la noblesse des rayons et la rougeur des roses, les cygnes et les colombes, et l’éclatante blancheur du lis enfant, ― la terre heureuse ! Ainsi dut être celui qui le premier reçut des dieux la lyre et dit l’ode éblouie avant notre aïeul Orphée. Ainsi lui-même, Apollon.

Aussi j’ai institué dans mon rêve la cérémonie d’un triomphe que j’aime à évoquer aux heures de gloire et de féerie, et je l’appelle la fête du poëte : l’élu est cet homme au nom prédestiné, harmonieux comme un poëme et charmant comme un décor. Dans une apothéose, il siége sur un trône d’ivoire, couvert de la pourpre que lui seul a le droit de porter, et le front couronné des feuilles géantes du laurier de la Turbie. Ronsard chante des odes, et Vénus, vêtue de l’azur qui sort de sa chevelure, lui verse l’ambroisie ― cependant qu’à ses pieds roulent les sanglots d’un peuple reconnaissant. La grande lyre s’extasie dans ses mains augustes.

stéphane mallarmé