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EN FAMILLE.

la surprit dans son travail ; et elle se coucha en rêvant aux belles espadrilles à rubans bleus qu’elle chausserait bientôt, car elle ne doutait pas de réussir, sinon la première fois, au moins la seconde, la troisième, la dixième.

Mais elle n’alla pas jusque-là : le lendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer ses semelles, et le surlendemain ayant acheté une alène courbe, qui lui coûta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban de coton bleu du même prix, vingt centimètres de gros coutil moyennant quatre sous, en tout sept sous, qui étaient tout ce qu’elle pouvait dépenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elle essaya de façonner une semelle à l’imitation de celle de son soulier : la première se trouva à peu près ronde, ce qui n’est pas précisément la forme du pied ; la deuxième, plus étudiée, ne ressembla à rien ; la troisième ne fut guère mieux réussie ; mais enfin la quatrième, bien serrée au milieu, élargie aux doigts, rapetissée au talon, pouvait être acceptée pour une semelle.

Quelle joie ! Une fois de plus la preuve était faite qu’avec de la volonté, de la persévérance, on réussit ce qu’on veut fermement, même ce qui d’abord paraît impossible, et qu’on n’a pour tout aide qu’un peu d’ingéniosité, sans argent, sans outils, sans rien.

L’outil qui lui manquait pour achever ses espadrilles, c’était des ciseaux. Mais leur achat entraînerait une telle dépense, qu’elle devait s’en passer. Heureusement elle avait son couteau ; et au moyen d’une pierre à aiguiser qu’elle alla chercher dans le lit de la rivière, elle put le rendre assez coupant pour tailler le coutil appliqué à plat sur le billot.