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EN FAMILLE.

rable qu’elle, pour lui demander de quoi vivent les vagabonds le long des chemins qui traversent les pays civilisés.

Mais y avait-il au monde aussi misérable, aussi malheureuse qu’elle, seule, sans pain, sans toit, sans personne pour la soutenir, accablée, écrasée, le cœur étranglé, le corps enfiévré par le chagrin ?

Et cependant il fallait qu’elle marchât, sans savoir si au but une porte s’ouvrirait devant elle.

Comment pourrait-elle arriver à ce but ?

Tous nous avons dans notre vie quotidienne des heures de vaillance ou d’abattement pendant lesquelles le fardeau que nous avons à traîner se fait ou plus lourd ou plus léger ; pour elle c’était le soir qui l’attristait toujours, même sans raison ; mais combien plus pesamment quand, à l’inconscient, s’ajoutait le poids des douleurs personnelles et immédiates qu’elle avait en ce moment à supporter.

Jamais elle n’avait éprouvé pareil embarras à réfléchir, pareille difficulté à prendre parti, et il lui semblait qu’elle était vacillante, comme une chandelle qui va s’éteindre sous le souffle d’un grand vent, s’abattant sans résistance possible tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, folle.

Combien mélancolique était-elle cette belle et radieuse soirée d’été, sans nuages au ciel, sans souffle d’air, d’autant plus triste pour elle qu’elle était plus douce et plus gaie aux autres, aux villageois assis sur le pas de leur porte avec l’expression heureuse de la journée finie ; aux travailleurs qui revenaient des champs et respiraient déjà la bonne odeur de la soupe du soir ; même aux chevaux qui se hâtaient parce qu’ils sentaient l’écurie où ils allaient se reposer devant leur râtelier garni.