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SANS FAMILLE

Alors prenant lui-même l’assiette où se trouvait le beurre, il fit tomber la motte entière dans la poêle.

Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.

En tout autre moment, il est certain que j’aurais été profondément touché par cette catastrophe, mais je ne pensais plus aux crêpes ni aux beignets et l’idée qui occupait mon esprit, c’était que cet homme qui paraissait si dur était mon père.

— Mon père, mon père ! C’était là le mot que je me répétais machinalement.

Je ne m’étais jamais demandé d’une façon bien précise ce que c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avais cru que c’était une mère à grosse voix, mais en regardant celui qui me tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroi douloureux.

J’avais voulu l’embrasser, il m’avait repoussé du bout de son bâton, pourquoi ? Mère Barberin ne me repoussait jamais lorsque j’allais l’embrasser, bien au contraire, elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle.

— Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table.

Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes.

Alors quittant le coin de la cheminée il vint s’asseoir à table et commença à manger, s’arrêtant seulement de temps en temps pour me regarder.

J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens.

— Est-ce qu’il ne mange pas plus que ça d’ordi-