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SANS FAMILLE

harpe d’un doigt, elle fit un signe qui voulait dire « encore ».

J’aurais joué pour elle toute la journée avec plaisir ; mais son père dit que c’était assez parce qu’il ne voulait pas qu’elle se fatiguât à tourner.

Alors au lieu de jouer un air de valse ou de danse, je chantai ma chanson napolitaine que Vitalis m’avait apprise :

Fenesta vascia e patrona crudele

Quanta sospire m’aje fatto jettare.
M’arde stocore comm’a na cannela

Bella quanno te sento anno menarre.

Cette chanson était pour moi ce qu’a été le « Des chevaliers de ma patrie » de Robert le Diable pour Nourrit, et le « Suivez-moi » de Guillaume Tell pour Duprez, c’est-à-dire mon morceau par excellence, celui dans lequel j’étais habitué à produire mon plus grand effet : l’air en est doux et mélancolique, avec quelque chose de tendre qui remue le cœur.

Aux premières mesures, Lise vint se placer en face de moi, ses yeux fixés sur les miens, remuant les lèvres comme si mentalement elle répétait mes paroles, puis quand l’accent de la chanson devint plus triste, elle recula doucement de quelques pas, si bien qu’à la dernière strophe elle se jeta en pleurant sur les genoux de son père.

— Assez, dit celui-ci.

— Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui s’appelait Benjamin, elle danse et puis tout de suite elle pleure.

— Pas si bête que toi ! elle comprend, dit la sœur aînée, en se penchant sur elle pour l’embrasser.