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SANS FAMILLE

possible et que par suite il était inutile de le tenter.

Je poussai un soupir.

— Tu as le cœur gros, continua Vitalis, je comprends cela et ne t’en veux pas. Tu peux pleurer librement si tu en as envie. Seulement tâche de sentir que ce n’est pas pour ton malheur que je t’emmène. Que serais-tu devenu ? Tu aurais été très-probablement à l’hospice. Les gens qui t’ont élevé ne sont pas tes père et mère. Ta maman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tu l’aimes, tu es désolé de la quitter, tout cela c’est bien ; mais fais réflexion qu’elle n’aurait pas pu te garder malgré son mari. Ce mari, de son côté, n’est peut-être pas aussi dur que tu crois. Il n’a pas de quoi vivre ; il est estropié ; il ne peut plus travailler, et il calcule qu’il ne peut pas se laisser mourir de faim pour te nourrir. Comprends aujourd’hui, mon garçon, que la vie est trop souvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce qu’on veut.

Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse, ou tout au moins d’expérience. Mais il y avait un fait qui en ce moment, criait plus fort que toutes les paroles, — la séparation.

Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, qui m’avait caressé, celle que j’aimais, — ma mère.

Et cette pensée me serrait à la gorge, m’étouffait.

Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me répéter ce qu’il venait de me dire.

Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin n’était pas mon père, et il n’y avait pas de raisons qui l’obligeassent à souffrir la misère pour moi : il avait bien voulu me recueillir et m’élever ; si maintenant il