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Page:Malte-Brun - la France illustrée tome I.djvu/100

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LXXXVII
INTRODUCTION

Cette pénétration, si remarquable chez M. Thiers, brille d’un éclat singulier dans les œuvres de d’Urfé. Là, au milieu de ce fatras romanesque, qui n’est cependant pas toujours sans grâce ; au milieu de ces descriptions, presque toujours charmantes, on surprend à chaque page des analyses de sentiment d’une incroyable finesse. Vauvenargues à cette même pénétration unit une âme sensible et élevée, un goût sûr, et l’on ne peut prévoir ce qu’eût pu produire dans une vie plus longue ce génie si pur, si délicat et souvent si profond. Dans un ordre d’idées différent, le comte de Portalis nous a laissé un ouvrage qui prouve une sagacité digne des noms que nous venons de citer, je veux parler de son livre De l’abus de l’esprit philosophique au xviiie siècle. Nous retrouvons encore le même caractère dans les appréciations littéraires si fines, si délicates de J.-J. Ampère. D’autres ont porté ces qualités dans d’autres études. Le marquis de Pastoret les a appliquées à la jurisprudence ; Adanson, à l’étude de la nature animée ; Dumarsais, à la grammaire ; et Raspail, avec ses découvertes chimiques et médicales et ses entraînements politiques, représente bien cet esprit, à la fois sagace et pétulant, du pays où il est né.


Dauphiné, Franche-Comté, Lorraine. — Ici, nous rencontrons un caractère tout nouveau. Des provinces que nous avons parcourues, les unes sont défendues par la mer, les autres par le mur des Pyrénées. Ici, nous entrons dans la zone militaire de la France. L’ennemi est à deux pas, cela donne à songer, et d’ailleurs le climat est plus sévère. Ce n’est plus ce riant soleil qui enflamme l’imagination et les sens. L’esprit critique domine, et, dans la poésie même, que nous y trouverons encore, parce qu’elle est inhérente à la nature humaine, nous n’apercevrons guère partout que le même ordre d’idées sous des formes différentes. Ce ne sera plus la poésie d’imagination avec ses vifs élans ; mais le drame, la description, la satire. Ce caractère est commun sur toute la ligne qui distingue la France de la Suisse et de l’Allemagne. Aussi ne séparerons-nous pas le Dauphiné, la Franche-Comté, la Lorraine ; et même nous comprendrons dans cette revue certaines parties de la Bourgogne et de la Champagne, l’Ain et les Ardennes, qui, placés dans la même situation, ont subi les mêmes influences.

Tous ont eu à lutter sans cesse contre les ennemis et à repousser les invasions ; chez tous, la nature est rude et le sol hérissé de montagnes. Aussi le génie de ces populations est-il partout sévère et opiniâtre. À cela s’ajoutent les austères doctrines du calvinisme, au moins pour le Dauphiné. Dans le seul département de la Drôme, on compte environ trente-quatre mille calvinistes, et c’est là que s’est livrée la terrible et longue bataille du baron des Adrets, de Montbrun et de Lesdiguières contre les catholiques.

Grâce à ces influences, ces contrées ont donné à la science des esprits sévères et analytiques. Mably et Condillac sont de Grenoble ; d’Alembert est Dauphinois par sa mère ; de Bourg-en-Bresse sont l’astronome Lalande et Bichat, le grand anatomiste.

Les hommes éminents de ces contrées sont des économistes, des philosophes, des savants, des grammairiens, des critiques. Les philologues sont nombreux dans ce pays ; ce sont Beauzée, l’abbé d’Olivet, Charles Nodier, qui, aux qualités brillantes de la plus vive imagination, joignit la sagacité du grammairien. La critique littéraire est représentée par l’abbé de La Porte, le continuateur de Fréron ; Palissot, qui fit des comédies et des satires, et est surtout connu par sa lutte contre les encyclopédistes ; Suard, le journaliste, littérateur et critique spirituel, dont le titre principal est le recueil des lettres où, sous le pseudonyme de l’anonyme de Vaugirard, il défend la musique allemande contre la musique italienne ; — l’histoire, par dom Calmet, Maimbourg, le cardinal Granville, le grand diplomate qui a laissé de si précieux mémoires ; Chorier, l’historien du Dauphiné ; l’abbé Millot ; le père Mailla, le traducteur des grandes annales de la Chine ; de Genoude, qui, tout en consacrant sa vie à la politique, a trouvé le temps de traduire la Bible et d’écrire vingt-trois volumes sur l’histoire de France ; et enfin Michelet, notre éminent historien, qui, bien que né à Paris, appartient par sa famille au département des Ardennes. Cet honneur est trop précieux pour que nous ne le rendions pas à cette province. De tous les historiens, peintres ou philosophes, Michelet est certainement le plus hardi et le plus brillant. L’histoire, entre ses mains, n’est plus une narration, c’est, comme il l’a dit lui-même, une résurrection. À la fois poète et historien, il a trouvé le secret de nous faire contempler tous ces personnages de l’histoire comme s’ils vivaient sous nos yeux. Le temps n’existe plus