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LVI
LA FRANCE ILLUSTRÉE

venait cette soudaine modération ? La succession d’Espagne allait s’ouvrir.

Charles II, roi de toutes les Espagnes, mourut après avoir vu sa succession disputée d’avance dans les congrès diplomatiques. L’habileté de l’ambassadeur français ménagea enfin un testament en faveur de Philippe, duc d’Anjou et fils du dauphin. Après avoir délibéré trois jours dans le silence, Louis XIV accepta ce testament qui allait le mettre encore en guerre avec toute l’Europe. « Monsieur, dit-il au duc d’Anjou, le roi d’Espagne vous a fait roi. Les grands vous demandent, les peuples vous souhaitent et moi j’y consens. Songez seulement que vous êtes prince de France. » À quoi il ajouta en se séparant de lui : « Il n’y a plus de Pyrénées. »

La troisième partie du règne de Louis XIV commence ici. La première avait jeté le plus grand éclat ; dans la seconde, les affaires de la France s’étaient soutenues glorieusement ; la troisième fut désastreuse et sombre. Colbert, vers la fin de sa vie, signalait déjà au roi la misère des campagnes, dont le tableau lui arrivait de toutes parts : Louis XIV n’en tenait compte, et, incapable d’économie, demandait toujours de l’argent à son ministre, qui, ne pouvant refuser et le désespoir dans l’âme, écrasait le peuple pour satisfaire le roi. « Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme, dit-il à son lit de mort, je serais sauvé dix fois et je ne sais ce que je vais devenir. » Le véritable arrêt de Louis XIV, c’est cette parole de Colbert, qui montre bien que ni les avertissements ni les remontrances ne lui avaient manqué. Mais ce prince personnifiait le pouvoir absolu et la monarchie de droit divin : il est apparu comme pour montrer ce que ce régime contenait à la fois de majesté et de tyrannie. C’est lui qui a écrit dans ses Mémoires : « Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes. Tout ce qui se trouve dans l’étendue de leurs États, de quelque nature qu’il soit, leur appartient au même titre, et les deniers qui sont dans leur cassette et ceux qui sont entre les mains de leurs trésoriers et ceux qu’ils laissent dans le commerce de leurs peuples. » Avec de telles doctrines, un roi peut tout se permettre et n’est comptable à personne qu’à Dieu, qui ne retient pas toujours les rois.

De plus, Louis XIV vieillissait ; la plupart de ses contemporains avaient disparu : de là une singulière prétention de se croire supérieur à la génération nouvelle et de tenir tout le monde en tutelle. Il voulait, de son palais, conduire ses généraux à la lisière. « Si le général voulait faire quelque grande entreprise, il fallait qu’il en demandât la permission par un courrier, qui trouvait à son retour, ou l’occasion manquée, ou le général battu. » Ou bien il donnait sa faveur à des gens qui n’avaient pas d’autre mérite que celui d’être de son âge, et ce n’en est pas toujours un. Tel fut ce pauvre vieux Villeroi, qui se laissa si bien prendre dans Crémone, pendant son sommeil, par le prince Eugène. Le malheureux, réveillé par la mousqueterie, se lève, saute sur son cheval et court par les rues de la ville pour rassembler ses troupes. La première chose qu’il rencontre, c’est un escadron ennemi qui l’emmène prisonnier. L’ennemi fut cependant repoussé ; il n’y eut de pris que le général. Les Français, qui commençaient à chanter (on entrait dans le xviiie siècle, 1702), répétèrent partout, à la cour, à la ville et dans l’armée, ce couplet spirituel et méchant :

Français, rendez grâce à Bellone,
Votre bonheur est sans égal :
Vous avez conservé Crémone
Et perdu votre général.

Un peu plus tard, le même malencontreux général nous fit essuyer par son impéritie le désastre de Ramillies : « Monsieur le maréchal, lui dit Louis XIV, on n’est plus heureux à notre âge. » Ce désastre venait après celui d’Hochstædt, au moins égal, où Tallard et Marsin s’étaient laissé complètement battre. C’est qu’à de tels hommes les ennemis opposaient Marlborough et le prince Eugène. La France fut sauvée par Villars, Vendôme et surtout par le courage de ses enfants. C’est peut-être à Malplaquet qu’on voit pour la première fois le simple soldat héroïque et dévoué. Nos troupes n’avaient pas mangé depuis un jour ; le pain arriva, mais l’ennemi en même temps ; elles jettent le pain et marchent à l’ennemi ; le champ de bataille fut à la vérité perdu, mais les morts des alliés étaient d’un tiers plus nombreux que les nôtres. Enfin Vendôme affermit Philippe V sur le trône d’Espagne par la victoire de Villaviciosa et Villars rétablit à Denain la supériorité de nos armes. Ces succès permirent à la France de signer les traités d’Utrecht, de Rastadt et de Bade, qui lui laissèrent toutes les provinces conquises depuis Richelieu. Elle dut