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Page:Malte-Brun - la France illustrée tome I.djvu/91

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LXXVIII
LA FRANCE ILLUSTRÉE

sente moins une littérature qu’une bataille acharnée pour conquérir des droits et des vérités nouvelles. C’est une révolution qui se prépare, et souvent par les mains de ceux mêmes contre qui elle s’accomplira.

Au xixe siècle comme au xviiie, la littérature n’a qu’un but, la recherche du vrai en soi en dehors de toute autorité. Mais si le principe est le même, les manifestations en sont différentes, parce que la société qu’elle représente a changé.

Une révolution nouvelle s’est faite, à laquelle le xviiie siècle n’avait pas songé, révolution littéraire, raisonnable par son principe, souvent exagérée dans ses premières manifestations, et qui s’est terminée par une alliance féconde et durable de la sévérité de la littérature classique avec les principes plus larges qu’apportaient les novateurs.

De ce mouvement intellectuel nous allons voir quelle part revient à chaque partie de la France, ou plutôt nous allons tâcher d’en donner une idée sommaire en passant en revue le mouvement littéraire de chaque province, en tâchant de marquer le caractère distinctif de chacune d’elles et le rôle qu’elle a joué. Dans ce rapide tableau, nous emprunterons souvent le secours d’un éminent historien, celui peut-être de tous nos contemporains qui a le mieux compris, senti le génie de la France, parce que nul ne l’a plus aimée, Jules Michelet.


Bretagne. — La Bretagne a été le dernier refuge de l’indépendance celtique. C’est par elle que nous commencerons. C’est là, au milieu des rochers et des forêts qui leur servaient d’asile, que se sont réfugiés les restes des antiques populations de la Gaule. Sans cesse en lutte contre un sol et une nature rebelles, ils semblent s’y être d’autant plus attachés. C’était pour eux le dernier sanctuaire de leurs dieux et l’image de la grande patrie qui leur était enlevée. C’est là, dans les hameaux, dans les campagnes, que se conservait vivante la vieille langue des aïeux, la langue celtique. Les bardes chantaient les hymnes des dieux et la gloire des guerriers. Comme leurs frères du pays de Galles, les Armoricains ont recueilli les chants de leurs bardes, dont la plupart ne se sont perpétués que par la tradition et la mémoire. M. de La Villemarqué, dans ses Chants populaires de la Bretagne, en cite un, entre autres, du barde Gwenchlan, que les paysans bretons appellent la Prédiction, et qui offre tous les caractères de la poésie des bardes du ve et du vie siècle. C’est un chant de guerre contre les envahisseurs, prélude de cette longue résistance qui a fait de la Bretagne une contrée longtemps séparée de la France, et qui s’est prolongée jusqu’au xvie siècle. C’est là enfin qu’au siècle dernier s’est soutenue le plus longtemps la lutte contre les idées nouvelles et le gouvernement institué par la Révolution. Partout dans l’histoire de cette province nous trouvons la résistance et l’opposition, et ce caractère est plus saillant encore dans l’histoire de la philosophie et de la littérature.

Pélage était Breton, et le premier il osa opposer au dogme de la grâce le principe de la liberté, et proclamer que l’homme peut, par la seule puissance de sa volonté, s’abstenir du péché. Il eut pour successeur au xiie siècle Pierre Abailard, né dans le diocèse de Nantes, en 1079, mort en 1142. On connaît l’invincible obstination qu’il apporta dans sa lutte avec saint Bernard. À son école, établie sur la montagne Sainte-Geneviève, se pressait une foule immense d’écoliers, accourus de toutes parts pour l’entendre. « Abailard établit en principe ce qui jusqu’à lui n’avait été qu’une tendance incertaine, l’application de la dialectique aux dogmes de la religion. Il veut prouver la foi : c’était la supposer douteuse. C’était surtout reconnaître à côté ou même au-dessus d’elle une autorité différente dont elle devait recevoir l’investiture. »

Pélage et Abailard peuvent être considérés comme les précurseurs de Descartes, sinon pour l’ensemble de leurs doctrines, au moins pour leur révolte contre le principe d’autorité. Descartes, quoique né à La Haye en Touraine, appartient à la Bretagne par sa famille, et la trempe de son génie l’y rattache bien plus qu’à la Touraine. C’est lui qui a complété l’œuvre de la philosophie tentée par Pélage et Abailard. En fondant son principe, en dehors de la foi et de la révélation, sur l’évidence dont la raison est nécessairement le seul juge, il a à jamais marqué la séparation entre la philosophie et la théologie ; il a rendu à l’intelligence humaine son indépendance et fondé sur une base inébranlable l’édifice de nos connaissances. « Dès que le Discours sur la méthode parut, à peu près en même temps que le Cid, dit M. V. Cousin, tout ce qu’il y avait en France d’esprits solides, fatigués d’imitations impuissantes, amateurs du vrai, du beau et du grand, reconnurent à l’instant même le langage qu’ils cherchaient. Depuis on ne parle plus que