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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

éléments, et rien de plus ! » te voici hors de toi, sans couleur, et tu t’écries aussitôt, « je lui montrerai qui je suis. » Cela se voit rien que par là. Quelle autre démonstration veux-tu en donner ? Diogène (ne le sais-tu pas ?) montrait un jour un sophiste, en étendant le doigt du milieu. Celui-ci s’en fâcha. « Voilà ce qu’est un tel ! » dit le philosophe. « Je vous l’ai montré. » C’est qu’en effet ce n’est pas avec le doigt que se montre un homme, comme une pierre ou un morceau de bois ; mais montrez ses opinions, et alors en lui vous aurez montré l’homme.

Voyons tes opinions, à toi aussi. N’est-il pas évident que tu comptes pour rien ta faculté de juger et de vouloir, que tes yeux se tournent hors de toi sur ce qui ne dépend pas de toi, sur ce que dira un tel, sur ce qu’il pensera de toi ? Te trouve-t-il savant ? Croit-il que tu as lu Chrysippe et Antipater ? Car s’il va jusqu’à Archédémus, te voilà au comble du bonheur ! Pourquoi meurs-tu encore de peur de ne pas nous montrer ce que tu es ? Veux-tu que je te dise ce que tu nous montres. Tu nous montres un homme sans cœur et qui se plaint toujours, un homme toujours en colère, un lâche.... Voilà ce que tu nous as montré. Va-t’en donc lire Archédémus ; puis, si un rat tombe chez toi et fait du bruit, te voilà mort !.... Malheureux ! ne veux-tu pas renoncer à toutes ces connaissances (logiques), qui ne sont pas faites pour toi ? Elles conviennent à ceux qui peuvent les acquérir, étant déjà au-dessus de tous les troubles de l’âme ; à ceux qui peuvent dire : « Je n’ai ni colère, ni chagrin, ni haine. Que me reste-t-il à faire ? J’ai du loisir, et je suis en repos. Voyons comment on doit se tirer de la conversion des syllogismes ; comment, après avoir posé une hypothèse, on évitera de tomber dans l’absurde. » Voilà ceux auxquels ces études conviennent. Quand on a une navigation heureuse, on a le droit d’allumer du feu, de dîner, et même, à l’occasion, de chanter et de danser ; mais toi, c’est quand le navire est en danger de sombrer, que tu viens déployer tes plus hautes voiles.