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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

peut vivre au grand jour, et qui est vraiment libre...

Il te faut donc commencer par purifier ta partie maîtresse ; et voici quels doivent être tes principes : Mon âme est la matière que je dois travailler, comme le charpentier le bois, comme le cordonnier le cuir ; et ce que j’en dois faire, c’est une âme qui se serve convenablement des représentations. Mon corps n’est rien pour moi ; ses membres ne sont rien pour moi. Et la mort ? Qu’elle vienne, quand elle voudra, pour le tout, ou pour une partie. — « Va-t’en en exil », me dit-on. — Mais où ? Est-il quelqu’un qui puisse me chasser du monde ? Non ; et quelque part que j’aille, j’y trouverai le soleil, j’y trouverai la lune et les astres ; j’y trouverai des songes, des présages, des moyens de converser avec les dieux.

Puis, ainsi préparé, le véritable Cynique ne doit pas se contenter de si peu : il doit savoir que Jupiter l’a détaché vers les hommes comme un envoyé, pour leur montrer quels sont les biens et les maux, et combien ils se trompent quand ils cherchent le vrai bien et le vrai mal là où ils ne sont pas, sans songer à les chercher là où ils sont. Il doit savoir qu’à l’exemple de Diogène, quand on l’amena à Philippe après la bataille de Chéronée, il est un espion. Le Cynique est réellement, en effet, l’espion de ce qui est favorable à l’humanité, et de ce qui lui est contraire. Il faut qu’il commence par regarder avec grand soin, pour venir ensuite rapporter la vérité ; il faut qu’il ne s’en laisse pas imposer par la crainte, pour ne point annoncer des ennemis qui n’existent pas ; il faut enfin qu’il ne se laisse égarer ni troubler d’aucune manière par ce qu’il croit voir.

Il lui faut donc pouvoir, à l’occasion, élever la voix, monter sur la scène tragique, et dire, à la façon de Socrate[1] : « O hommes, où vous laissez-vous emporter ? Que faites-vous, malheureux ? Vous roulez par haut et par bas, comme les aveugles. Vous avez quitté la vraie route ; vous cherchez la félicité et le bonheur là où ils ne sont pas ; et vous ne croyez pas celui qui vous les montre. Pourquoi les chercher hors de vous ? Dans votre corps ? Ils n’y sont pas. Dans la fortune ? Ils n’y sont pas. Si vous en doutez, regardez Crésus ; regardez les riches

  1. Voir le Clitophon.