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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

qui est dans la ville, aurons-nous mis à néant, du même coup, celle d’où nous commande la fièvre ? En un mot, aurons-nous renversé tous les tyrans qui sont en nous, ces tyrans que nous y trouvons chaque jour à propos de tout, tantôt les mêmes, tantôt divers ? C’est par là qu’il faut commencer ; c’est de là qu’il faut chasser les tyrans, après avoir mis à néant leur citadelle : il faut, pour cela, renoncer à son corps avec toutes ses parties et toutes ses facultés ; renoncer à la fortune, à la gloire, aux dignités, aux honneurs, à ses enfants, à ses frères ; se dire qu’il n’y a rien là qui soit à nous. Mais, une fois que j’ai ainsi chassé de mon âme ses tyrans, que me servirait encore, à moi du moins, de renverser les citadelles de pierre ? Car, debout, quel mal me font-elles ? A quoi bon chasser les gardes du tyran ? En quoi m’aperçois-je de leur existence ? C’est contre d’autres qu’ils ont ces faisceaux, ces lances et ces épées[1]. Jamais je n’ai été empêché ni contraint. Et comment y ai-je pu arriver ? J’ai disposé ma volonté selon celle de Dieu. Veut-il que j’aie la fièvre ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que j’entreprenne quelque chose ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que je désire ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que quelque chose m’arrive ? Moi aussi, je le veux. Ne le veut-il pas ? Je ne le veux pas. Veut-il que je meure ? Veut-il que je sois torturé ? Je veux mourir ; je veux être torturé. Qu’est-ce qui peut alors m’entraver ou me forcer contrairement à ce qui me semble bon ? On ne le peut pas plus pour moi que pour Jupiter[2].

Ainsi font ceux qui veulent voyager en sûreté. Apprend-on qu’il y a des voleurs sur la route, on n’ose pas partir seul. Mais on attend qu’un lieutenant, qu’un questeur ou qu’un proconsul fassent le même voyage ; on se met à leur suite, et l’on fait la route en sûreté.

Ainsi fait le Sage dans le monde. « Nombreux (se dit-il) sont les voleurs, les tyrans, les tempêtes, les disettes, les amis que l’on perd. Où trouver un refuge ? Comment voyager à l’abri des voleurs ? Quel compagnon de route peut-on attendre, pour faire le trajet en sûreté ? A la

  1. C’est précisément parce que la tyrannie menace non-seulement notre liberté, mais celle des autres, qu’on ne doit pas s’y résigner. La résignation stoïcienne ressemble ici à l’égoïsme.
  2. V. Manuel, VIII.