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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

j’en fais mon concitoyen ; je le reçois pour voisin et pour compagnon de traversée… »

« Ce n’est pas à la forme seule qu’on distingue chaque espèce d’êtres. À ce compte, en effet, il faudrait dire qu’une pomme en cire est une vraie pomme, tandis qu’il y faut encore et l’odeur et le goût, la configuration extérieure n’y suffisant pas. De même, pour faire un homme il ne suffit pas des narines et des yeux ; il y faut encore des façons de penser et de vouloir qui soient d’un homme. Un tel n’écoute pas la raison ; il ne se rend pas quand on l’a convaincu d’erreur : ce n’est qu’un âne. Toute retenue est morte chez cet autre : il n’est bon à rien ; il n’y a rien qu’il ne soit plutôt qu’un homme. Celui-ci cherche à rencontrer quelqu’un afin de ruer ou de mordre : ce n’est pas même un mouton ou un âne ; c’est une bête sauvage. »

— Quoi donc ! veux-tu que je me laisse mépriser ? — Par qui ? Par ceux qui s’y connaissent ? Eh ! comment ceux qui s’y connaissent mépriseraient-ils un homme pour sa douceur et sa retenue ? Par ceux qui ne s’y connaissent pas ? Que t’importe ! En dehors de toi, quel homme expert dans un art s’inquiète des ignorants ? – Mais ils s’en acharneront davantage après moi ! — Comment dis-tu après moi ? Peut-on donc altérer ton jugement et ta volonté ?… — Non. — De quoi donc te troubles-tu ? Et pourquoi tiens-tu à te montrer redoutable ? Pourquoi plutôt ne pas t’avancer en public et proclamer que tu vis en paix avec tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire ? Pourquoi ne pas rire surtout de ceux qui croient te nuire ? « Ces esclaves (dirais-tu) ne savent ni qui je suis, ni en quoi consistent pour moi les biens et les maux. Ils ignorent qu’ils ne sauraient atteindre ce qui m’appartient. »

C’est ainsi que les habitants d’une ville bien fortifiée se rient de ceux qui l’assiègent. « Qu’est-ce qu’ont ces gens (disent-ils) à se donner tant de peine pour rien ? Nos murailles sont solides ; nous avons des vivres pour longtemps ; nous sommes bien munis de tout. » Avec ces moyens, en effet, une ville est forte et imprenable ; mais l’âme humaine ne l’est que par ses principes. Car, pour la rendre telle, quel mur serait assez solide, quel corps assez de fer, quelle fortune assez sûre, quel rang assez au-dessus