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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/44

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braves gens qui usent leur vie à gagner la vie des autres. Inutile de nous faire contempler les travailleurs des Halles, Monsieur : nous avons compris… Et je ne veux pas être en reste d’esprit avec vous. À présent que vous nous avez montré ce qu’est une nuit de Paris, voulez-vous que nous terminions cette partie de plaisir aussi joyeusement qu’une soirée de Bertin ?… Allons boire du champagne quelque part.

Et, aidant l’une des camarades de Luce à monter dans la première voiture, il cria une adresse au cocher.

Maintenant, vautré sur le divan d’un cabinet particulier, Hermann Fischer oubliait son désappointement en se gavant de toutes sortes d’aliments ; bercé par les airs de danses que l’on percevait à travers la cloison. Sa rancune contre le perfide René n’avait pu tenir devant le souper copieux qu’on lui faisait déguster. Et Fischer s’emplissait béatement, sans parler.

Assise à la gauche de Hans, Luce s’ingéniait à l’enivrer, par jeu. L’écrivain, atteint d’une maladie d’estomac, refusait de manger. Il ne buvait jamais de vin ; mais, ce soir, par exception — craignant que son abstention ne fût attribuée à la mauvaise humeur — il vidait plusieurs coupes de champagne, se résignant aux douleurs que lui vaudrait son écart de régime. Et Luce le forçait à remplir son verre, chaque fois qu’il l’avait reposé sur la nappe.

L’absorption de l’extra-dry pris à jeun produisait son effet : habitué aux eaux minérales, Hans se grisait rapidement, facilement. Sa tenue restait impeccable : l’ébriété accentuait encore sa froideur, sa dignité rogue.

Hermann Fischer, lui, s’égayait peu à peu, réconforté par cette tiédeur de l’être que procure une digestion agréable. Son allégresse animale éprouva le besoin de se traduire d’une manière expansive ; et, saisissant son verre plein d’un mélange de sa façon — champagne et bordeaux — il toasta d’une voix émue :

— À la plus grande Allemagne !

Le singeant avec des gestes comiques, Paul Dupuis riposta d’une voix flûtée :

— À la toute petite France !

L’ivresse est un miroir grossissant où se reflète, exagéré, le sentiment qui domine en notre âme : sous l’influence des vapeurs alcooliques, le violent devient furieux, le sincère tourne au cynique, le voluptueux délire ses obscénités et le passionné vomit ses haines.

Hans Schwartzmann avait saisi les dernières répliques, à travers les fumées du champagne. Il se leva brusquement, d’un élan saccadé. Et tout en arpentant, le cabinet d’une démarche trop raide, titubant imperceptiblement, par instant ; il déclama d’une voix forte :

— Oui : la plus grande Allemagne !… Ceux qui plaisantent notre pensée font un acte aussi indigne qu’un barbet qui lève la patte contre le mur d’une cathédrale… L’expansion de l’Allemagne est indispensable à l’équilibre mondial : le monde est une bascule et l’Allemagne sert de point d’appui. Elle se tient juste au milieu, tendant ses épaules puissantes ainsi qu’un moderne Atlas ; et plus sa force est immense, moins la planche qu’elle supporte ne risque d’osciller. Ceux qui se prétendent nos adversaires seront vaincus à la longue par leur sagesse ou par notre contrainte : l’Allemagne doit régner sur tous les Germains… Klopstock n’a-t-il pas dit, chantant la patrie :

« Jusqu’où n’as-tu pas étendu tes rejetons nombreux ? Tantôt dans les pays où coule le Rhône, tantôt au bord