Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/46

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dehors par ses rendez-vous d’affaires.

Jacqueline se trouvait seule, la plupart du temps, lorsque venait Schwartzmann. Elle sortait même avec lui, jouissant de cette liberté d’éducation des filles dont la mère est morte, et le père très occupé. Aimé Bertin ne lui avait pas fait subir la protection plus ou moins efficace d’une gouvernante.

Jacqueline était flattée et troublée par les assiduités de Schwartzmann. Il la courtisait résolument, lui jetant en pleine figure ces louanges brutales, ces compliments grossiers (propres aux étrangers) qui vous frappent ainsi qu’un bouquet jeté trop violemment dans une fête de fleurs.

Il la caressait aussi de ces déclarations lyriques et sentimentales qui séduisaient la jeune fille par leur nouveauté : aux yeux de cette Parisienne, l’Amour était bien l’enfant malicieux des sanguines du dix-huitième siècle, le gamin qui décoche ses flèches comme une pichenette et creuse les blessures profondes d’un geste léger. Mais Hans considérait l’Amour avec la gravité empesée qu’il manifestait en toute circonstance : il l’alourdissait de pensées philosophiques ou de dissertations poétiques ; ses effusions littéraires avaient le ton d’un cours de psychologie. Et cette rhétorique redondante évoquait un Cupidon déguisé, engoncé dans un uniforme, coiffé d’un casque prussien, et faisant tristement l’exercice sous la discipline sévère de Schwartzmann.

Jacqueline était impressionnée par ces façons inusitées : elle pensait que la passion de Hans était vraiment sérieuse pour s’exprimer si sérieusement. Car les Français n’osent jamais appeler l’ennui par son nom ; ils ont tellement peur de passer pour des gens frivoles qu’afin de se réhabiliter d’aimer le rire, ils marquent un respect infini à tout ce qui les fait bâiller.

Michel Bertin était loin de soupçonner l’intrigue de sa petite-fille. Nous sommes enclins à prêter notre âme aux êtres de notre chair, sans admettre que l’enfant conçu à notre ressemblance ait hérité de nos yeux et regarde la vie d’un autre œil. Le vieillard éprouvait à l’égard des Allemands une aversion si sincère et si instinctive — une haine de chat qui hérisse son dos à l’aspect d’un roquet — qu’il croyait Jacqueline incapable de s’éprendre de Hans. Il attribuait la prédilection de sa petite-fille à la réputation de Schwartzmann. Elle sortait avec lui parce qu’elle était flattée d’exhiber l’homme célèbre devant ses amies, ses relations ; et les personnalités de Tout Paris, qui reconnaissaient la fille de Bertin, « modes et fourrures », paradant au bras d’un écrivain dont les lettrés de l’Europe entière commençaient à prononcer le nom.

— Ah ! Snobisme !… Snobisme ! répétait souvent le grand-père. Cette gamine ne doit regretter qu’une chose : c’est que son homme illustre ne soit pas Anglais… L’Anglais aurait encore plus de prestige auprès de la galerie ; car le chic britannique est toujours à la mode, chez nous, entre deux entr’actes de danse argentine ou de musique russe… À quand la saison du goût français ? Depuis le temps que nous l’avons oublié, il nous paraîtrait assez exotique s’il revenait s’acclimater à Paris…

Si Michel Bertin avait pu se douter de l’espérance qui germait dans la tête de Jacqueline, il eût été capable de fermer brutalement sa porte à Schwartzmann, reconquérant pour un jour cette autorité paternelle qu’il avait abdiquée en faveur de son fils.