Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/11

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— Étrange façon de protéger l’esprit de sa fille ! Et raison de plus pour suivre mes avis… Vois-tu, une oie blanche peut, à la rigueur, se marier très jeune : ce qui lui laisse une chance de bonheur, c’est qu’elle ignore tout. Mais, quand une fille est avertie comme toi, ma Nicole, il vaut mieux qu’elle attende — et c’est plus prudent — le temps où pousseront ses griffes…

— Pour quelle raison ?

Eva sourit :

— À ton âge, fillette, on a la poitrine dure et le cœur tendre : c’est dangereux pour le cœur, Si tu épousais aujourd’hui un homme qui apparaîtrait à tes yeux trop perspicaces, avec tous ses défauts, et même ses tares… cela n’empêcherait pas ta jeunesse de s’en éprendre, entraînée par l’ardeur désirs juvéniles, la sève, le sang vigoureux de tes dix-huit ans… Et c’est terrible, ma chérie, de savoir juger de sang-froid celui auquel on offre son amour ; ça gâte toutes les joies d’aimer avec clairvoyance… Vierge moderne, tu n’as plus le précieux aveuglement des vierges ignorantes de l’autre siècle. Que le symbole de Cupidon avançant les yeux bandés contient un enseignement ! Le jour où il a cherché à retirer son bandeau d’aveugle, l’Amour s’est mis le doigt dans l’œil…

« Ainsi, patiente : les années t’apprendront peu à peu l’égoïsme douillet des âme désenchantées, qui consiste à s’aimer beaucoup plus soi-même que le compagnon choisi par vos sens. Ce jour-là, tu pourras te marier : ce n’est plus toi qui souffriras.

— Ce sera peut-être mon mari ?

— Qu’importe ! Les hommes valent-ils la peine qu’on s’inquiète de leur bonheur ?

Les yeux d’Eva jettent une lueur mauvaise : le ressouvenir des heures de champagne assombrit ses prunelles bleues. Elle reprend :

— J’ai pu les apprécier à leur juste valeur durant ma vie de jolie femme… On juge bien mieux du théâtre quand on est dans la coulisse : l’adultère, c’est la coulisse du mariage. Les hommes sont tous les mêmes, va !… Avec la dot de leurs femmes, ils entretiennent leurs maîtresses. Car, retiens ceci, Nicole : il y a deux sortes de femmes : celles qui payent, et celles qu’on paye.

— Et les jeunes filles qui n’ont pas de dot ?

— Celles-là (à peu d’exceptions), ce sont celles qu’on n’épouse pas ou qu’on épouse mal…