Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/34

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de ses phrases à double entente : il était persuadé que je n’ignorais nullement sa personnalité… Il ne sait pas que j’ai vécu longtemps à l’écart de la vie parisienne ; et il s’en était allé habiter Nice lorsque papa commença à me sortir un peu. Je n’avais jamais vu Jean Claudières avant notre rencontre… Mais les gens connus s’imaginent que tout le monde les connaît.

Que je me suis sentie interloquée, hier, lorsque Paul Bernard me l’a nommé, très naturel, comme on signale à notre curiosité quelqu’un de notoire qui passe !… Paul ne s’est douté de rien. Sans soupçonner mon trouble, il m’a conté ses anciennes relations avec Claudières, il y a une dizaine d’années, alors que jeune millionnaire viveur, il coudoyait le chroniqueur dans les milieux fêtards où l’un cherchait son plaisir et l’autre des sujets d’articles…

Une dizaine d’années !… À cette époque Claudières approchait de la quarantaine, moins un lustre : et moi, je n’avais pas neuf ans !… Je me sens jalouse en pensant à toute cette période de son passé que le temps m’a volée ! Est-ce bête de devenir amoureuse !… — Eh bien, oui, avouons-le — amoureuse d’un homme presque aussi âgé que papa, et que je connais depuis trois jours !… Trois jours ? Oh ! non. Il me semble l’avoir découvert bien avant, puisque je me suis grisée de la lecture décevante de ses œuvres, et que j’ai pu me laisser prendre, depuis longtemps, à ce leurre, m’abuser de ce mirage, où nous croyons deviner l’homme, dans l’écrivain, en le jugeant à travers ses livres !

Au moment où nous nous disposons à descendre avec Hubertin, paraît Paul Bernard. Comme papa ne rêve plus aux intermittences du trente-et-quarante, il daigne interroger Paul sur son arrivée, le présente à Hubertin, et propose :

— Venez donc avec nous : nous allons rendre visite à Mme Schlinder.

— Mais… je n’ai pas l’honneur de connaître cette dame, observe Bernard.

— Moi non plus : ça ne fait rien, répond papa : c’est Max qui nous introduit.

Moi, je trouve que « ça fait quelque chose » et, d’un regard chargé de rancune ; je suis les gestes affables de Max Hubertin, s’empressant auprès du gros millionnaire dont la publicité — pastilles Bernard, réglisse mauve — couvre la sixième page de son journal. Dame ! ça m’ennuie que Paul nous accompagne : sa surveillance se fera plus attentive que celle de papa, et si Claudières est là, que de complications !… Je médite, renfrognée dans un mutisme rageur.

Nous voici devant la grille majestueuse de la villa des Mélèzes. Hubertin n’a rien exagéré : ici, tout semble concorder pour la joie des yeux. Au fond de l’allée centrale, plantée de raphias touffus, apparaît la villa : sa terrasse italienne étage, au-dessus du parc, la végétation imprévue d’un jardin suspendu, dont les lauriers roses et les grenadiers projettent leurs verdures sombres sous un ciel de gouache, plaqué de nuages crayeux sur azur lilas.

Nous montons. À l’entrée, un petit domestique (qui a l’air terriblement gêné dans une livrée neuve) annonce les trois noms d’un accent marseillais, heureux de se gargariser avec les r qu’il y fait rouler.

J’aperçois un salon vert, en camaïeu : depuis le chrome éclatant des tentures jusqu’au bronze éteint des tapis, tous les verts s’y rassemblent sans trop se combattre, par une savante dégradation. Près d’une fenêtre, hélas ! une estrade abritant divers instrumentistes grinçants, m’avertit que la matinée musicale sévit en ces lieux. Au moins, faites que ce ne soit pas un concert d’amateurs, Seigneur !… Il y a beaucoup de monde, des deux sexes. Tant mieux : les « jours » où l’on ne rencontre que des femmes sont assommants : les papotages, toujours les mêmes, y défilent avec la monotonie d’une figure de cotillon ; et les gens qui n’ont pas l’habitude de parler pour ne rien dire les écoutent de l’air obtus d’un Polynésien qui assisterait à une conférence en espéranto.

La maîtresse du logis s’avance vers nous, belle personne grasse et blanche, au seuil de la quarantaine fleurie des jolies femmes ; elle a un beau visage régulier, d’une pâleur uniformément ambrée, telle une figure de cire ; des cheveux d’un noir d’encre, luisants et satinés d’un reflet de brillantine, et des yeux superbes, aux prunelles vertes, étoilées d’or, à la sclérotique bleuâtre. Je comprends maintenant pourquoi son salon est vert, et sa robe pailletée d’émeraude : elle assortit le cadre à la couleur de ses yeux de néréide.

Mme Schlinder, son sourire de mondaine aux lèvres, nous dit d’un air engageant — comme on fait l’article d’un magasin bien achalandé : — vous savez, mon salon est très couru ; j’espère que vous viendrez me voir souvent. Je reçois énormément.

« Vous verrez, monsieur Fripette, vous vous trouverez en bonne compagnie : j’ai pour le moment Giuseppe Ferrari, le dramaturge flo-