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naissance à moi, qui ne me témoigna jamais d’animosité s’il ne me marqua point beaucoup de sympathie, ne serait pas fâché en ce moment qu’une soudaine attaque d’apoplexie m’emportât ou que la rupture d’un anévrisme vînt me surprendre, si j’en juge d’après ses yeux aux aguets et ses regards meurtriers… Bah ! Il paraît que vous lui plaisez : c’est très amusant.

— En revanche, vous n’avez pas l’air de lui agréer, vous !

— Ça ne m’étonne pas. Les hommes ne m’aiment guère, pour la plupart. Si l’on en croyait la réputation que me fait la médisance, le monde serait peuplé d’ingrats… Mais, je crois que monsieur votre père se dispose à prendre congé de cette chère hôtesse…

— Oui. Il doit avoir besoin d’aller à l’air : songez qu’il a eu le courage d’écouter le concert d’amateurs, lui !

— Voyons… Quand vous reverrai-je ? Maintenant que vous n’êtes plus une inconnue pour moi, il ne vous sied pas de faire la mystérieuse et de remettre au hasard le soin de ménager nos rencontres.

— Nous pouvons nous voir ouvertement : pourquoi combiner un rendez-vous ?… Vous n’avez qu’à me rendre visite.

— Comme il vous plaira.

La voiture nous ramène en ville, papa, Paul, Max et moi. Mon père raconte, tout guilleret :

— Tu ne sais pas ce que Claudières est venu me demander, tout à l’heure ? Je te le donne en mille !… Il m’a dit : « Pourriez-vous m’apprendre le nom de cette jeune personne blonde ?… » Et il te désignait du regard. Je lui ai répondu : « C’est ma fille, Nicole ». Alors, il s’est écrié : « Comment ! vous avez déjà une fille de cet âge !… » Il semblait fort surpris… C’est flatteur, n’est-ce pas ? Il est très gentil, Claudières… Je regrette de l’avoir peu fréquenté, à Paris… Au fait, tu ne le connaissais pas, toi, Nicole : ça m’explique qu’il ait ignoré notre parenté…

Oh ! gaffes paternelles, toujours déplorables !… Paul se retourne vers moi, stupéfait et mécontent : le voilà convaincu de ma duplicité. Fichtre ! Le questionnaire va repiquer, à notre prochain tête à tête.

Il commence à m’agacer, Paul Bernard ; quel droit s’arroge-t-il sur ma personne ?

Pour rompre le silence glacial qui a suivi la réflexion de papa, je m’adresse à Hubertin qui est placé en face de moi, et je questionne avec un intérêt joué :

— Dites, monsieur Hubertin, vous qui savez tout, quelles seront les couleurs de la redoute, au corso du Carnaval ?

Et le beau Max me renseigne d’un air important :

— Les couleurs ?… Capucine et cyclamen, mademoiselle. On sera autorisé à mélanger ces deux teintes dans le même costume. Ainsi, pourra-t-on faire des oppositions exquises…





VIII


— Tu ne veux pas aller à Monte-Carlo, aujourd’hui, ma petite-fille ?

— Non. Je m’ennuie la-bas. Vas-y sans moi.

— Je ne peux pas te laisser toujours seule, Nicole…

Papa, contrarié, tambourine sur les vitres d’un doigt machinal et cherche à me dissimuler sa mine déconfite, dont je ris malgré moi. Cher père, qui, par galanterie pure, se croit forcé de me tenir compagnie !

Pinotto, ouvrant la porte avec fracas, interrompt notre pantomime. Pinotto, c’est le jeune Niçois que nous avons pris pour remplacer le groom, resté à Paris. Cet enfant primitif, rebelle à toute éducation ancillaire, annonce sans cérémonie :

— On a sonné. C’est un monsieur.

Et, incapable de formule plus compliquée, introduit Jean Claudières.

Papa s’avance, aimable et cordial : l’instinctive politesse mondaine corrige, en un sourire accueillant, la grimace de ses traits crispés.

Avec une prolixité comique, lui, le Fripette des pièces spirituelles où son esprit fertile raille les travers et les ridicules de la vie, le voici qui narre les méfaits dudit Pinotto à Claudières, s’emporte contre la nature bornée du naïf domestique, et se laisse entraîner à des récriminations, des commérages de petite bourgeoise.

Cette conversation ménagère si inattendue m’amuse follement : pauvre papa ! son énervement se détourne sur Pinotto, et l’exaspération de sa sortie manquée se soulage par cette diatribe virulente. Mais, Jean, qui n’en sait pas la raison, et l’écoute avec effarement, réprime à grand’peine sa surprise moqueuse.

Jean… C’est la première fois qu’il vient, répondant à mon invite de la semaine précédente, chez Mme Schlinder. Que va-t-il me dire ?… Indifférent en apparence, sans jeter les yeux sur moi, il s’adresse à Papa, lorsque celui-ci a terminé son réquisitoire contre Pinotto, et lui pose cette question imprévue :

— Mon cher Fripette, aimez-vous toujours la peinture ?