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allemand se montra moins explicite que l’historien grec.

(Ça m’amuse, entre parenthèses, de songer — qu’ayant lu Plutarque à quinze ans, les aperçus scabreux puisés dans les Vies firent attribuer mes connaissances précoces à la lecture pernicieuse de mauvais romans !)

Paul, exécrable Paul ! Pourquoi vient-il se jeter en travers de ma route : papa, devenu joueur, me laisse si libre, sa nouvelle passion doublant son insouciance à mon égard ! J’ai passé avec Jean des semaines délicieuses, courant les environs (sans savoir que Bernard nous suivait), plus intime chaque jour avec lui, plus aimante, plus confiante…

Maintenant, il me suffit pas de le voir, je pense trop à lui, et, dans les moments où il n’est pas là, je lui écris pour me figurer que nous causons encore, je me donne l’illusion de sa présence prolongée ; j’ose, dans mes lettres, me montrer hardie, audacieuse, n’étant plus sous l’influence de son regard intimidant. Ô mon cher Jean ! Je jette ces lettres, moi-même, à la poste ; elles vont le trouver dans sa villa des Algues, au Lazaret, cette villa dont je n’ai pas encore franchi le seuil, malgré les instances de Jean…

— Non, écoutez, mon cher Bernard, je suis à battre ! Je vous supplie de m’excuser : vous poser un tel lapin, afin de perdre mes dernières cartouches ! Un enfant de cinq ans ne ferait pas ça !

— Pour une bonne raison : l’accès des salles de jeu étant interdit aux mineurs.

Papa vient de rentrer et se prodigue auprès de Bernard, le prie d’oublier son incorrection.

Quelle joie ! Me voici délivrée de Paul l’inquisiteur… Je demande à papa :

— As-tu dîné, là-bas ?

— Oui, oui, j’ai mangé deux sandwiches et bu un bock au buffet avant de reprendre le train.

— Mais, ce n’est pas suffisant, papa… Je vais sonner Pinotto…

— Ne sonne rien du tout : je n’aurais pas le temps. Tu sais bien que les autres vont venir…

— Les autres… Quels autres ?

— Mais Hubertin, et Claudières. Je les ai rencontrés à la gare, ce matin. Max m’a rappelé que c’est aujourd’hui, 12 février, l’entrée du Carnaval. Il veut à toute force que nous assistions au défilé, des terrasses de son journal, où nous serons moins nombreux, moins bousculés que dans les tribunes de la place Masséna. Et il doit venir nous chercher vers dix heures, en compagnie de Claudières.

On sonne. Les voici ! Max Hubertin, animé, souriant, entre, précédant Claudières. Paul Bernard tourne le dos, l’air grognon, considérant papa avec des yeux de blâme qui disent clairement : « Vous ne vous apercevez de rien, vous ! »

J’ai surpris cette réflexion à son endroit :

— Claudières ? Il a mis sa rosserie au vert pour lui faire reprendre des forces.

Hubertin nous presse de descendre avant que le traditionnel coup de canon autorise la bataille de confetti. Je m’enveloppe d’un long manteau de liberty turquoise et me coiffe d’un cabriolet de dentelle noire qui me fait paraître plus blonde.

Sur l’avenue de la Gare, nous avançons péniblement à travers une foule tumultueuse. Enfin, atteignant le cordon d’agents, en bordure sur la chaussée, Hubertin tire son coupe-file et nous fait franchir la voie libre. Nous voici dans la salle de dépêches de l’Écho : c’est heureux ! Je rajuste mon manteau froissé et déplore l’absence de glace.

Nous montons au premier ; nous traversons un bureau dont les fenêtres s’ouvrent sur une large terrasse comme un fond rougeâtre où poudroie une poussière de feux de Bengale ; où se détachent, noires et sautillantes, piétinant la terrasse, quelques silhouettes en ombres chinoises. Parvenue auprès d’elles, je reconnais les ombres chinoises : les directeurs de l’Écho — Alcide Filféri, maigre, noir, moustache, l’air avantageux : un Don Quichotte un peu d’Artagnan — et Ernest Chapellier, effacé, tassé, le le dos rond : Sancho Pança cossu de son représentatif associé. Les « dames » de ces messieurs : Mme Chapellier, quelconque, et Mme Filféri, élégante personne trop brune, enrubannée dans une robe blanche pailletée, comme un petit pruneau enveloppé de papier d’argent.

Une musique assourdissante éclate en fanfare au-dessous de nous : ce sont des êtres biscornus, têtes énormes plantées comme des potirons sur des corps rapetissés, qui soufflent dans des trombones, tapent sur des grosses caisses, exécutent une danse de possédés et nous régalent d’une aubade d’ouverture annonçant l’approche des chars. De temps en temps, dominant ce vacarme, un vocable aux syllabes étranges, articulées d’une voix perçante, se répète avec une persistance de leitmotiv :

— La Ratapiniata !… La Ratapiniata !

Est-ce le nom d’un légume, d’un instrument de musique ou d’une feuille locale : je cherche Max des yeux, pour le lui demander ; mais Hubertin, très occupé, cause, au milieu d’un groupe formé par ses directeurs et Paul Bernard. Pauvre Paul ! Je ne puis réprimer ma gaieté en