Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


LA CARRIÈRE AMOUREUSE



CHAPITRE PREMIER


Je m’appelle Nicole. Je suis née à Paris, la nuit d’un souper de centième où l’on célébrait le succès d’un vaudeville de papa, Nicolette. Comme mon père se disposait à congratuler directeur, critiques, interprètes et confrères, en un petit discours humoristique, la sage-femme fit irruption dans la salle et lui cria d’une voix claironnante : « M’sieur Fripette, c’est une fille ! »

L’hilarité qui l’accueillit dispensa papa de tout speech, ce qui inspira la pensée suivante à l’auteur de Nicolette et de mes jours : « Cette enfant me rendra heureux : elle signale sa venue au monde en me débarrassant d’une corvée. »

Il ne fallait jurer de rien, monsieur Fripette : cette enfant devait, plus tard, apprendre l’inquiétude à votre âme insouciante de pinson, qui vivait de rires comme l’oiseau de chansons.

Papa me choisit pour marraine une fée de théâtre Eva Renaud, la créatrice de Nicolette, qui me donna le nom de la pièce et voulut, la veille de la cérémonie, parodier le premier sacrement devant mon berceau : le geste bénisseur, psalmodiant un latin baroque, elle trempa ses doigts dans une coupe d’extra-dry et fit couler quelques gouttes du vin blond sur mon front, — ainsi fus-je baptisée, telle la fille de Mme Bovary.

Papa, chaque fois qu’il me rappelle l’incident, affirme : « Cette aspersion profane t’a mis un peu de Champagne dans la tête : c’est ce qui fait que ta gaieté mousse et que ton esprit pétille… »

Je n’ai pas connu maman : elle est morte quand j’étais toute petite. J’ai grandi entre papa et une vieille institutrice qui me reprochait mes idées subversives, et déclarait Molière obscène. Lorsque j’eus quatorze ans, je la fis congédier : elle partit avec soulagement, et je terminai mon instruction en lisant à tort et à travers.

Papa est un être léger et charmant qui m’a armée, soignée, chérie : seulement, voilà, il a oublié de m’élever. Son esprit garde une fraîcheur enfantine tandis que, livrée à moi-même, je me suis révélée précoce : ainsi rapprochées, nos raisons déraisonnables se trouvent au même niveau. Ô le délicieux camarade !…

Il est spirituel, optimiste et frivole. L’habitude d’écrire des pièces joyeuses lui a fait mener son existence comme une comédie bouffonne dans laquelle il s’est taillé un rôle amusant. Nous nous entendons à merveille : nos deux gaietés font tinter leurs grelots en mesure.

Ce matin, 27 septembre, est le jour où j’atteins mes dix-huit ans.

Mon père juge opportun, à cette circonstance, de m’exposer ses principes et sa petite philosophie en maximes d’un goût spécial… Je livre ces exemples aux méditations des pères de famille :

— Ma fille, la vie est une commode où se trouve tout ce qui nous est nécessaire… Seulement, c’est très mal rangé. Nous y fouillons un peu au hasard, sans savoir ce que nous en tirerons… Cherche à ton tour le bonheur, si tu peux l’y découvrir dans ce pêle-mêle. Mais, s’il t’arrive, par aventure, d’ouvrir sans le vouloir le tiroir aux embêtements, dépêche-toi de le refermer à double tour, et fais en sorte d’égarer la clef…

Je ne te parlerai pas de la morale… Pour ma part, la morale des hommes m’est toujours apparue comme un épouvantail à moineaux — propre à effarer les timorés pusillanimes — dont les malins se servent, ainsi que d’un abri, pour agir impunément sous le manteau troué de sa vertu… À sa vue, tout le monde salue, et personne n’y croit.

Tu as appris à lire dans mes brochures théâtrales… Elles sont plus folâtres que décentes ; mais nulle littérature ne déguise la vérité qu’on y trouve parfois : ainsi, tu peux y puiser d’utiles enseignements. Le vaudeville, en somme, c’est l’Humanité ridicule vue dans un miroir concave.

Considère l’amour en tant que procédé scénique, « ficelle du métier », mais ne le prends jamais au sérieux. Vois-tu, ma petite fille, l’amour est semblable à la jeunesse des vieilles actrices : il est vrai sur les planches et factice à la ville. La seule chose que je te défends de faire, c’est de pleurer en l’honneur d’un mufle.

Si tu glisses vers une aventure, si tu t’éprends d’un bellâtre, rappelle-toi les héros de mes pièces qui se déshabillent sur la scène pour la plus grande joie du public, et songe combien un homme est vilain en chemise : ça jettera un seau