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ÉLOGE DE MONTESQUIEU

Secondat, souffrés du moins que je lève un coin du voile dont il les couvrit, pour en rappeler une seule que le hasard jaloux de sa gloire a mise au grand jour : mais je la rappellerai avec quelques circonstances dont elle tire tant de prix. Un jeune homme, nommé Robert, attendoit, sur le rivage de Marseille, que quelqu’un rentrât dans son batelet. Un inconnu s’y place pour y faire quelques tours du bassin et jouir de la fraîcheur de la soirée. Surpris de ne pas trouver dans son conducteur l’air et les manières d’un marinier, il apprend que Robert n’est effectivement pas marinier, mais qu’il en fait le métier les fêtes et les dimanches pour gagner plus d’argent.

— Quoi, avare, à votre âge ! Cela dépare votre jeunesse, et diminue l’intérêt qu’inspire d’abord votre heureuse physionomie. — Ah ! Monsieur, si vous saviés pourquoi je désire si fort de gagner de l’argent, vous n’ajouteriés pas à ma peine celle de me croire d’un caractère si bas. — J’ai pu vous faire tort, mais vous ne vous êtes pas expliqué ; faisons notre promenade, et contés-moi vos chagrins, vous m’avés disposé à y prendre part. — Je n’en ai qu’un, celui de voir mon père dans les fers sans pouvoir l’en tirer. Il étoit courtier dans cette ville, et s’étoit procuré un intérêt sur un vaisseau chargé pour Smïrne ; il a voulu veiller lui-même à l’échange de sa pacotille ; le vaisseau a été pris par un corsaire et conduit à Tetüan, où mon malheureux père est esclave avec le reste de l’équipage. Il faut deux mille écus pour sa rançon : mais comme il s’étoit épuisé pour son entreprise, nous sommes bien loin d’avoir cette somme. Cependant nous nous sommes retranchés, jusque sur les besoins de première nécessité ; ma mère et mes sœurs travaillent nuit et jour, j’en fais de même, et je cherche encore à mettre à profit les fêtes, comme vous voyés. Croyant d’abord qu’il me seroit possible de me charger des fers de mon père, j’étois prêt à exécuter ce