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ÉLOGE DE MONTESQUIEU

pas entendre Robert, et le repousse. Les instances du jeune homme redoublent, elles attirent les passans, qu’il presse de se joindre à lui pour fléchir le libérateur de son père. Spectacle enchanteur ! où la vertu la plus héroïque lutte contre la vertu la plus touchante ; étrange combat, où le plaisir de s’humilier en liberté aux pieds d’un bienfaiteur seroit le prix du vainqueur, et où la gloire que mérite une action généreuse seroit la peine du vaincu.

Plusieurs voix se joignent à celle de Robert : l’inconnu paroît ébranlé un instant, mais bientôt, ramassant toutes ses forces pour résister à la séduction de la jouïssance délicieuse qui lui est offerte, il s’échappe et disparoît.

Cet inconnu le seroit encore, si ses gens d’affaires n’avoient, après son décès, trouvé parmi ses papiers une note bâtonnée de 7,500 envoyée à M. Mayu, banquier à Cadix, qui a dévoilé le mystère et nommé l’immortel Montesquieu. Un trait aussi sublime ne devoit pas être perdu. Depuis longtemps consigné dans quelques ouvrages périodiques, il vient d’être enfin consacré par les Muses, et d’enrichir la scène sous le nom de Bienfait anonime.

Quelqu’élévation d’âme qu’eût Montesquieu, il n’outra jamais rien, pas même les choses où il y a de la grandeur.

Aussi frugal que peu recherché dans sa parure, il vivoit avec l’économie d’un sage ; précieuse vertu qu’on n’a pas craint de blâmer dans un siècle peu fait pour en pénétrer les motifs, moins encore pour les sentir, car il ne prenoit sur sa famille ni les dépenses qu’occasionnoient ses longs voyages, ni les secours considérables qu’il donnoit aux infortunés. Aussi a-t-il transmis intact à ses enfans[1] l’héritage qu’il avoit reçu de ses pères. Né pour la société,

  1. Il avoit épousé, en 1715, demoiselle Jeanne de Lartigue, fille de Pierre de Lartigue, lieutenant-colonel au régiment de Maulevrier ; il en a eu deux filles et un fils qui, par ses connoissances, ses vertus, s’est montré digne d’un tel père.