Page:Marat - Éloge de Montesquieu, éd. Brézetz, 1883.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6
J.-P. MARAT

vent, les grilles sont multipliées, les châtimens sont redoublés, le sang coule de toute part. Que d’infortunés pour faire un heureux ! À la vue de tant de victimes lâchement sacrifiées, la raison se révolte et le lecteur indigné du différent partage des humains, maudit en frémissant les caprices de la fortune et les arrêts du sort.

Icy finit la partie purement fictive de l’ouvrage, ou plutôt sa partie accessoire ; venons à sa partie principale.

Des voyageurs, transplantés tout à coup dans un monde nouveau, doivent être étonnés de tout ce qu’ils voyent : mais le même objet prenant à leurs yeux un air plus ou moins singulier, plus ou moins bizarre, suivant la différence de leurs caractères, il falloit peindre en traits différens la singularité de leurs pensées, à la vue des objets qui se présentent à eux. C’est ce que l’auteur a fait avec art ; car quoique Rica et Usbec soient tous deux hommes du monde, et qu’ils aient tous deux beaucoup de jugement, l’un est plus gai, l’autre est plus réfléchi. Aussi le genre de leurs observations porte-t-il l’empreinte de leurs caractères ; l’un examine particulièrement les choses d’amusement, l’autre examine particulièrement les choses d’utilité. Cette différence se retrouve dans leurs réflexions d’un bel esprit, celles du dernier sont les réflexions d’un phylosophe aimable.

Mais peu à peu les objets prennent à leurs yeux une teinte moins étrange ; et l’art de l’auteur à faire voir l’altération de leurs idées, dans les progrès de leurs nouvelles connoissances, n’est pas moins exquis.

Enfin, comme ils passent leur vie à observer, au bout d’un certain temps ils se trouvent assez instruits pour remarquer des choses qui échappent même à beaucoup de nationaux. Ainsi, après les avoir représentés, à leur arrivée, remplis de préjugés, il les plie peu à peu à nos manières, à nos usages. Chaque jour ils perdent une teinte du